L’intégration par l’universalisme blanc nous fait horreur », a déclaré Houria Bouteldja, la porte-parole des Indigènes de la République, lors d’un colloque organisé à l’Université Paris-Ouest Nanterre en février 2014. Et d’ajouter, pour que les choses soient claires : « Nous avons en horreur tout ce qui poursuit notre intégration dans la blanchité ». Ce propos d’une radicalité inouïe n’a rien d’anecdotique. Il traduit bien l’hostilité croissante que nourrissent des franges de la gauche radicale et d’universitaires influencées par les Cultural Studies envers l’universalisme qu’ils décrivent comme projet de domination occidentale, néocolonial et surtout… blanche.
Cette obsession des « blancs » et de la « blanchité hégémonique » agite ces mouvements et ces personnalités affirmant que les populations issues de l’immigration arabo-musulmane et subsaharienne subissent aujourd’hui des discriminations raciales identiques à celles subies par les indigènes dans le système colonial. Leur ambition est de recomposer le champ politique à partir de la question raciale. Même s’ils prennent soin de préciser d’emblée que la race est une construction sociale comme une autre et non un déterminisme politique, l’usage militant de cette notion suscite un malaise croissant, car c’est bien la couleur de l’épiderme qui revient obsessionnellement dans leurs écrits et leurs déclarations.
Universaliste = « blanc »
C’est évidemment sur le terrain de l’antiracisme et du féminisme que cette offensive contre l’universalisme a été lancée. Les luttes antiracistes et féministes menées au nom de l’universalisme sont accusées d’être des instruments au service de la domination occidentale. C’est ainsi que « blanc » se substitue à « universaliste » et qu’apparaissent des néologismes sophistiqués : antiracisme décolonial, féminisme islamique et surtout, féminisme intersectionnel. Pour ce dernier, les femmes noires, maghrébines, musulmanes ou asiatiques subissent plusieurs discriminations à la fois : non seulement elles sont victimes du sexisme, mais également du racisme produit par le système blanc de domination. Cette grille de lecture vaut également pour les homosexuels et les lesbiennes issues de ces populations « racisées ».
Ce féminisme intersectionnel accuse surtout les féministes universalistes de ne pas comprendre ces cumuls de discriminations en les renvoyant à nouveau à leur couleur de peau : blanche. Et en tant que blanches, elles ne sont donc pas légitimes pour aborder ces questions. « Tout cela pose un énorme problème, car cette forme de féminisme et d’anti-
racisme n’est pas ce qu’elle prétend être », relève Dominique Sopo, président de SOS Racisme. « Personne ne conteste qu’on ne puisse se mettre totalement à la place de celui qui subit une ou des discriminations cumulées, mais on peut en revanche être solidaire envers lui, produire une réflexion sur ces discriminations et mener des luttes contre celles-ci. Dans cette perspective intersectionnelle, il y a donc des barrières infranchissables qui essentialisent les individus dans une identité fixée une fois pour toutes. L’humanité ne forme plus qu’une collection d’individus figés dans des rapports de domination avec des blancs discriminant éternellement les minorités non blanches. Si cette situation est indépassable, alors il est inutile de mener le combat antiraciste pour faire évoluer les consciences ».
Le zèle dont font preuve ces féministes intersectionnelles et ces antiracistes pour scruter les discriminations et le racisme fait curieusement défaut lorsqu’il s’agit de l’antisémitisme. Comme si les Juifs étaient coincés dans un angle mort de leur regard critique. Paradoxalement, cette absence dissimule mal une obsession des Juifs et du sionisme au sein de cette mouvance. Ainsi, dans son livre Les Blancs, les juifs et nous (éd. La Fabrique), Houria Bouteldja consacre un gros chapitre aux Juifs qu’elle présente comme des « tirailleurs sénégalais de l’impérialisme occidental ». Linda Sarsour, la coprésidente de la Marche des femmes organisée aux Etats-Unis, déclarait qu’on « ne peut pas être à la fois féministe et sioniste ». Et que dire de Jasbir Puar, féministe américaine et chercheuse en études de genre, qui voit dans l’image gay-friendly d’Israël un outil de propagande sioniste et impérialiste destiné à stigmatiser les pays arabo-musulmans en les faisant passer pour des homophobes intolérants [voir encadré].
Ressentiment envers les Juifs
Quand ce n’est pas le silence embarrassé, c’est bien l’identification des Juifs aux « blancs », à la domination et au « système » avec un grand « S » qui émaille leur grille de lecture féministe et antiraciste. Ce ressentiment envers les Juifs serait-il le produit d’une idée ancienne, mais formulée de manière implicite ? Danny Trom, sociologue chargé de recherches au CNRS et auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la condition juive en Europe, partage cette intuition. « Dans des textes d’Aimé Césaire, on peut lire que la domination coloniale que l’Occident a exercée sur des non-blancs ne l’a pas empêché de se considérer comme la figure de proue du progrès et de la démocratie. Cette contradiction invisible n’est apparue au grand jour qu’avec la Shoah. Mais suivant le discours postcolonial, la Shoah a couvert d’un voile la domination des peuples non blancs colonisés en permettant aux seuls Juifs d’accéder au privilège d’être reconnus comme victimes du racisme. Aujourd’hui, les tenants de ce discours estiment que leur souffrance est encore minorée par la mémoire de la Shoah qui capte toute l’attention de l’opinion. C’est donc au tour des colonisés d’être désormais reconnus comme les victimes de l’Occident colonial ».
C’est la raison pour laquelle la question de savoir pourquoi les victimes de la colonisation et des discriminations actuelles ne parviennent pas à acquérir une légitimité identique à la Shoah revient de manière obsessionnelle et crée une sous-culture du ressentiment articulée autour du fameux « deux poids, deux mesures ». « Dans cette expression gît cette plainte, qui se fait entendre avec toujours davantage d’insistance et d’agressivité, que les populations récemment immigrées n’ont pas ce que les Juifs possèdent ; et que si les Juifs le possèdent, c’est qu’ils l’ont acquis indûment, au détriment de ceux qui en sont démunis », souligne Danny Trom dans La France sans les Juifs (éd. PUF). Et enfin, il y a Israël qui est présenté comme un Etat illégitime tirant les bénéfices de la centralité de la Shoah dans la conscience occidentale. Cette tragédie protège non seulement les Juifs qui deviennent ainsi intouchables, mais aussi Israël qui en profite pour spolier les Palestiniens de ce qui leur appartient tout en censurant la moindre critique. La boucle est bouclée et une conclusion -temporaire- s’impose : face à l’influence grandissante de ces nouvelles formes de féminisme et d’antiracisme hostiles à l’universalisme et mal à l’aise envers les Juifs, il est très difficile pour ces derniers d’appartenir à des mouvements où s’élabore et se diffuse ce type de pensée. En tant que Juifs, ils n’y ont plus leur place, car il n’y a rien à négocier tellement les thèses sont outrancières et simplistes.
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Le Pinkwashing israélien
L’expression Israël Pinkwashing a été forgée en 2005 par Jasbir Puar. Cette théoricienne américaine en études de genre, très influente auprès des féministes intersectionnelles, dénonce l’instrumentalisation des droits des homosexuels et des lesbiennes (LGBT) au profit de l’oppression israélienne des Palestiniens.
Pour Jasbir Puar, l’Israël Pinkwashing est une illustration de ce qu’elle nomme « homonationalisme ». Ce concept désigne le dispositif idéologique impérialiste et islamophobe valorisant exclusivement le mode de vie tolérant des démocraties occidentales (dont la défense des LGBT) contre celui du monde arabo-musulman présenté alors comme archaïque, liberticide et homophobe. En gros, la défense des minorités sexuelles des pays postcoloniaux ne serait qu’un « impérialisme sexuel » permettant aux Occidentaux de mieux les stigmatiser.
Les associations prônant le boycott d’Israël ont popularisé le concept de Pinkwashing pour dénoncer ce qu’elles estiment être une stratégie de relations publiques israélienne dont l’objectif est de détourner l’attention de sa politique d’occupation et de colonisation des Territoires palestiniens en présentant Israël comme une société libérale, ouverte, tolérante et respectueuse des droits des homosexuels. Dans la ligne de mire de cette mouvance figurent les Gay Pride de Tel-Aviv et Jérusalem et l’Eurovision ! Suite à la victoire de la chanteuse israélienne Netta Barzilai, très populaire au sein des communautés LGBT, lors de l’édition 2018 de ce concours international de la chanson, l’organisation de l’édition 2019 est revenue à Israël. Cette programmation fut à nouveau l’occasion de dénoncer le Pinkwashing israélien et de prôner le boycott de cet événement.
Une question se pose : si Israël s’était aligné sur les politiques et les législations homophobes des Etats du Moyen-Orient en faisant de Tel-Aviv un enfer pour les LGBT, quel concept Jasbir Puar aurait-elle forgé ? Avec son imagination débordante, elle aurait affirmé que l’homophobie est indissociable du sionisme !