Guerre du Haut-Karabakh : les dilemmes d’Israël

Frédérique Schillo
Derrière sa position officielle de neutralité dans le conflit du Haut-Karabakh qui oppose l’Azerbaïdjan à l’Arménie, Israël entretient des liens complexes et parfois insoupçonnés avec chacun des belligérants.
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La scène a de quoi surprendre. Samedi 17 octobre sur l’autoroute à la sortie de Jérusalem, un convoi d’Israéliens pro-Arméniens de retour d’une manifestation devant la Knesset où ils avaient réclamé la fin des ventes d’armes à l’Azerbaïdjan a été attaqué par un groupe de jeunes hommes, des Juifs d’origine azérie qui leur ont tendu une embuscade. Ainsi le conflit du Haut-Karabakh faisait-il une apparition aussi violente que surréaliste sur les collines de Jérusalem, dont chacun sait pourtant qu’elles ont peu à voir avec les monts du Caucase. Au-delà de son aspect tragi-comique, l’incident est révélateur des multiples débats qui agitent la société israélienne à propos d’un conflit, certes lointain, mais étonnamment intime pour Israël. La position israélienne sur le conflit du Haut-Karabakh est on ne peut plus paradoxale : sensible à la cause de l’Arménie, dont il s’est récemment rapproché diplomatiquement, mais en refusant toujours de reconnaître l’existence du génocide de 1915 [voir encadré], Israël soutient militairement l’Azerbaïdjan, lui-même pourtant lié à la Turquie d’Erdogan, ennemi juré de l’Etat d’Israël.

« Drones suicides »

La force de la relation avec Bakou est souvent résumée en deux mots : les armes. Précisément, Israël est le premier fournisseur de matériels de guerre à l’Azerbaïdjan, devant la Russie, avec plus de 740 millions de dollars d’armes vendues en 2017 selon l’Institut suédois SIPRI. En plus d’équiper l’armée azérie, Israël entraîne ses forces spéciales et conduit des programmes de sécurité, notamment à l’aéroport de Bakou. Une coopération qui vient modifier l’équilibre des forces sur le terrain. Face aux Arméniens, forts d’une tradition militaire héritée de l’époque de l’Armée rouge, les Azéris se sont perfectionnés. Surtout, ils disposent de centaines de drones de combat achetés depuis 2010 à Israël. Ces engins équipés de charges explosives – SkyStriker du constructeur Elbit System ou les Harop fabriqués par Israel Aerospace Industries – connus sous le terrifiant nom de « drones suicides » car ils viennent s’écraser sur leur cible, leur assurent désormais l’avantage dans les combats.

Aussi, quand le conflit du Haut-Kharabakh a connu un brusque dégel le 27 septembre avec une offensive azérie, Israël s’y est retrouvé impliqué. Non seulement ses drones ont été déployés « avec beaucoup d’efficacité » s’est vanté un conseiller du président azéri, mais il semblerait que Bakou ait envoyé un avion cargo charger des armes près de la base militaire d’Ovda dans le Néguev. En protestation, Erevan a rappelé son tout nouveau représentant en Israël. Une crise diplomatique fâcheuse au moment où les deux pays établissent leurs relations (l’Ambassade d’Arménie a été inaugurée le 17 septembre à Tel-Aviv). « L’Etat hébreu entretient des relations de longue date avec l’Azerbaïdjan et la coopération entre les deux pays n’est dirigée contre aucune partie », a plaidé le président Rivlin auprès de son homologue arménien Armen Sarkissian, avant de lui proposer une aide humanitaire. Des mots d’apaisement jugés insuffisants.

Mais que pourrait faire Israël ? Cesser de livrer des armes aux agresseurs comme le réclament les Arméniens et de nombreux collectifs de par le monde ? Le scénario est parfaitement envisageable. En vertu du traité de 2013 qu’il a signé et ratifié sur le commerce international des armes, Israël doit évaluer si ses armes participent à des crimes de guerre. Et si oui arrêter leur vente. Cela s’est produit l’année dernière quand le ministère de la Défense a suspendu la licence d’exportation du géant Aeronotics Defense Systems accusé d’avoir testé un drone kamikaze contre une base arménienne du Haut-Karabakh. Sauf que depuis la réouverture des hostilités, Israël nie toute méconduite morale, la Cour suprême ayant rejeté une pétition en ce sens par manque de preuves. Et quand Amnesty international affirme qu’une bombe à fragmentation de fabrication israélienne tirée par les Azéris a été retrouvée sur le champ de bataille du Haut-Karabakh, le gouvernement détourne le regard.

Notre client, notre allié

Toutefois, même à considérer qu’Israël s’abstienne de livrer des armes à Bakou, leur coopération militaire n’est pas prête de cesser. Car l’Azerbaïdjan est non seulement l’un des meilleurs clients d’Israël et réciproquement (il fournit à Israël 40% de ses besoins en pétrole), c’est aussi un précieux allié face à l’Iran. Peuplé à 98% de musulmans, surtout chiites, mais profondément laïc, il est vent debout contre le régime des Mollahs. A cela s’ajoute un conflit territorial séculaire sur des régions iraniennes peuplées d’Azéris perdues en 1825 et revendiquées aujourd’hui par Bakou. Israël a très tôt décelé le potentiel d’une alliance avec l’Azerbaïdjan et fut l’un des premiers à reconnaître son indépendance en 1991. Depuis, les deux Etats collaborent activement contre le terrorisme. Israël aurait aidé Bakou à bâtir une frontière électronique « intelligente » face à l’Iran ; de son côté, comme l’a révélé Foreign Policy en 2012, l’Azerbaïdjan met à disposition de Tsahal un aéroport pour permettre aux pilotes de s’y ravitailler, voire d’y planifier une attaque contre l’Iran.

Au cœur de leurs échanges figure évidemment le dossier du nucléaire iranien. Un aperçu spectaculaire en a été donné par Benjamin Netanyahou lorsqu’il a dévoilé en 2018 les quelques 50.000 pages de documents et 200 CD-Roms d’archives secrètes de la bombe iranienne. Un véritable trésor de guerre subtilisé par des agents du Mossad à Téhéran puis acheminé discrètement en camionnette pendant 600 km jusqu’à la frontière avec l’Azerbaïdjan. Bien d’autres dossiers occupent les deux Etats puisque, selon le président Ilham Aliyev, leurs relations sont semblables à un iceberg : « les 9/10e demeurent sous la surface ».

Obligation morale

Mais Israël peut-il, au nom de la raison d’Etat, continuer à se taire sur le sort des chrétiens arméniens, victimes de pogromes en Azerbaïdjan, déplacés de force, et qui se battent aujourd’hui pour faire reconnaître l’indépendance de leur enclave du Haut-Karabakh où des civils sont pris pour cible ? L’alliance avec Bakou est-elle encore justifiée quand elle laisse la Turquie islamo-nationaliste d’Erdogan étendre sa présence dans la région et y envoyer des djihadistes syriens combattre aux côtés des forces azéries ?

A cela, Bakou rétorque que ce sont les Arméniens qui pratiquent la purification ethnique, ont poussé à l’exil des milliers d’Azéris, et visent les populations civiles. A défaut de récupérer le territoire du Haut-Karabakh, l’Azerbaïdjan exige la rétrocession de sept zones tampons conquises par l’Arménie autour de l’enclave lors de la guerre de 1990-94 (soit pas moins de 14% du territoire azéri).

Cela peut surprendre mais Israël a souvent donné raison aux Azéris dans le conflit qui les oppose aux Arméniens. En 2016, le ministre de la Défense Avigdor Liberman présentait l’offensive azérie à l’origine de la guerre dite des Quatre jours comme « absolument justifiée ». Sans doute un dernier facteur vient-il peser ici : le poids de la communauté juive. Si les Israéliens se reconnaissent dans les Arméniens, premier peuple à avoir subi un génocide au 20e siècle, ils en sont moins proches en Israël (où vit une petite communauté aux 2/3 palestinienne) qu’ils ne le sont des Israéliens d’origine azérie. L’Azerbaïdjan compte du reste une communauté juive intégrée aux plus hautes sphères de l’Etat et qui perpétue le souvenir des massacres commis à Quba (Nord-Ouest de l’Azerbaïdjan) lors d’affrontements tripartites entre bolcheviks, nationalistes arméniens et musulmans azéris durant la guerre civile (1918-1919) . A Quba, les ossements de 60.000 victimes du massacre de 1918 sont réunis dans un mémorial semblable à Yad Vashem. Preuve que la position d’Israël entre Erevan et Bakou est bien plus complexe qu’un choix entre le cœur d’un côté et de l’autre la raison.

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Génocide des Arméniens : la mémoire otage de la Raison d’Etat

La non-reconnaissance par Israël du génocide des Arméniens de 1915 est non seulement une injure à la mémoire des 1,5 millions de victimes, mais elle est indigne d’une nation qui a souffert dans sa chair l’horreur de la Shoah. « C’est une obligation morale qui nous incombe en tant que peuple juif », a écrit Yaïr Lapid en déposant début 2020 un projet de loi devant la Knesset. Sans parvenir à bousculer la ligne officielle.

Ce n’est pas la première fois que des responsables politiques se mobilisent. Suite au débat parlementaire inauguré par les députés Yossi Sarid et Yaïr Tsaban (Meretz) en 2007, projets de loi et pétitions se sont multipliés, soutenus par des intellectuels et des responsables de premier plan, notamment la direction du mémorial de Yad Vashem. Chaque fois, ils se sont heurtés à la realpolitik, l’argument invoqué étant de ne pas froisser l’allié turc.

Le décalage entre l’opinion et l’Etat frise parfois l’absurde. Comme lorsque Reuven Rivlin, fervent partisan de la reconnaissance du génocide, célèbre, devenu président, la commémoration du centenaire des événements de 1915 dans sa résidence officielle, mais sans jamais parler de génocide. « Nous continuons d’évoquer une tragédie, et non pas un génocide », expliquait alors le porte-parole du ministère des Affaires étrangères Emmanuel Nahshon.

Pareille reconnaissance ne serait finalement que le dernier clou posé dans le cercueil des relations avec la Turquie d’Erdogan. Cependant, le risque qu’elle fait peser sur les relations avec l’Azerbaïdjan, allié négationniste de la Turquie, pourrait encore dissuader Israël d’accomplir un nécessaire devoir de mémoire.

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Frédérique Schillo
Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris