Ne faisons pas de la résilience un faux-ami

Nicolas Zomersztajn
Le terme « résilience » apparaît fréquemment dans les discours des responsables politiques, les recommandations de certains dirigeants économiques et les nombreuses tribunes publiées dans la presse par des universitaires lorsqu’ils envisagent le monde de l’après-Covid-19.
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Ainsi, le président français Emmanuel Macron a appelé ses compatriotes à retrouver la résilience qui leur permettra de faire face aux crises à venir. Le rapporteur spécial des Nations Unies pour l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, le Belge Olivier De Schutter, convoque la résilience pour « réorienter notre système vers un développement plus durable ». Et le très médiatique Nicolas Hulot estime que « le temps est venu de la résilience » dans ses 100 principes pour un nouveau monde. Ces quelques exemples semblent indiquer que la résilience est devenue l’exigence incontournable que nos sociétés devront remplir pour accéder aux « jours heureux » auxquels elles aspirent.

Désignant la capacité de rebondir et de surmonter un choc, il est vrai que le concept de résilience a tout pour plaire. Apparu aux Etats-Unis dans les années 1980 pour décrire la manière avec laquelle des individus réussissent à surmonter une enfance difficile et misérable, il sera popularisé dans le monde francophone durant les années 1990 à travers les travaux du neuropsychiatre français Boris Cyrulnik sur la capacité des rescapés de la Shoah à se reconstruire et s’épanouir en surmontant le choc traumatique grave qu’ils ont subi pendant la Guerre.

En tant que petits-fils de déportés et fils d’enfants cachés, on peut éprouver une forme de malaise face à la transformation de la résilience en un signifiant flottant, en un mot attrape-tout aux usages multiples. Que l’on ne s’y méprenne pas, il ne s’agit pas d’affirmer que la résilience est un concept exclusivement réservé aux rescapés de la Shoah. Il peut évidemment être utilisé dans d’autres domaines pour aider des individus à surmonter un traumatisme et s’ancrer dans la vie.

En réalité, le malaise apparaît lorsque le terme « résilience » est excessivement déformé de sa vocation psychologique et thérapeutique pour être recyclé dans des domaines où ce terme doit légitimer des stratégies économiques, de management ou d’investissement. Par exemple, lorsque Black-Rock, le plus grand gestionnaire mondial de fonds, prône la « résilience des entreprises » et le passage aux investissements durables dans une étude qu’il vient de publier le 18 mai dernier, alors même qu’il demeure un des plus gros investisseurs mondiaux dans le charbon et les énergies fossiles.

Cette dérive sémantique avait déjà été dénoncée bien avant la crise du coronavirus par la sociologue franco-israélienne Eva Illouz qui soulignait dans un article publié dans Le Monde en 2016 que le concept de résilience ne doit pas être utilisé pour faire accepter la violence de la société ultra compétitive ni « servir à justifier des hiérarchies et des idéologies implicites ».

Il n’est évidemment pas question d’interdire à des dirigeants politiques honnêtes ni à des intellectuels bien intentionnés de prôner la résilience pour surmonter la crise actuelle. Qu’ils soient attentifs à ce que les mots ne soient ni compromis ni détournés de leur sens. Dans le contexte de cette crise inédite, il serait périlleux de transformer une notion aussi délicate et subtile que la résilience en un faux-ami qui permet à desdé magogues et à des cyniques de nous faire croire qu’ils sont au chevet de l’humanité. Ce problème n’est pas nouveau. Dans un texte intitulé Sur une philosophie de l’expression, publié en 1944, Albert Camus écrivait : « La critique du langage ne peut éluder ce fait que nos paroles nous engagent et que nous devons leur être fidèles. Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde ».

 

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