Pas de blues pour la boutique bleue

Florence Lopes Cardozo
A la tête de la dernière boulangerie-pâtisserie et traiteur ashkénaze du Marais, Florence Kahn tend son tablier à un nouveau propriétaire qui aura, à son tour, la belle responsabilité de faire retrouver et découvrir les saveurs juives, principalement ashkénazes. Rendez-vous rue des Rosiers, entre yiddishland et sépharadeland.
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Bien avant que vous alliez y manger un falafel, le quartier du Marais abritait, au 13e siècle, une communauté juive, expulsée (tiens !) le siècle suivant avec les Juifs de France. Des Juifs d’Alsace vinrent s’y installer au début du 19e siècle, rejoints par des milliers de Juifs d’Europe de l’Est à partir de 1880. La rue des Rosiers et la place Saint-Paul dénommée « Pletzl », petite place en yiddish, constituaient alors le cœur de la vie juive parisienne. « Les Juifs arrivés de Pologne dans la première moitié du 20e siècle les poches vides, ou pour certains avec quelques diamants cousus dans les doublures pour acheter des machines à coudre, s’étaient fait embaucher pour exercer des métiers généralement manuels » indique Florence Kahn. Puis la Shoah est venue amputer le Marais : plus de la moitié de ses résidents juifs fut assassinée dans les camps. Et la vie reprit, les commerces de la rue des Rosiers et des alentours rouvrirent : les boulangeries et pâtisseries Korcarz et Finkelsztajn n’étaient pas dénuées de liens de famille, les uns fournissaient les autres, d’autres encore se sont associés – les boîtes de matzot Rozinski, populaires en France, arborent encore l’acronyme SBIR pour « Société des Boulangers Israélites Réunis ».

Les années 1960/70 virent arriver les Juifs d’Afrique du Nord. Établis dans le Marais à proximité des synagogues et des commerces casher, ils se firent embaucher comme ouvriers par les ashkénazes qui ouvriers d’hier, étaient devenus, une génération plus tard, patrons. Ces derniers, ayant poussé leurs enfants aux études, cédèrent leurs affaires à des repreneurs sépharades, passés, à leur tour, d’ouvriers à commerçants. Tenez, le boulanger Murciano qui avait travaillé chez Perelman, reprit la boulangerie Moskowitz, lui donnant son nom. Les boucheries casher connurent la même destinée.

Le Marais, musée vivant à ciel ouvert

Marqués par le souvenir des années pénibles et tragiques vécues dans le Marais, les ashkénazes partirent, petit à petit, s’installer dans d’autres arrondissements. « Depuis les années 1990, les habitants du Marais sont, soit plus âgés soit plus jeunes » poursuit Florence Kahn. « Les appartements sont plus petits, il y a moins de familles, plus de jeunes couples tendance bobos écolo-vélo, attirés par le quartier branché. De grands couturiers y ont aussi élu domicile pour l’architecture inspirante des hôtels particuliers. Les Juifs orthodoxes n’habitent pas plus le Marais que les gays mais ces deux communautés s’y côtoient dans le respect ». Devenus un musée vivant à ciel ouvert, le Marais et son emblématique rue des Rosiers, témoignent de la présence juive à Paris. Le quartier partage, avec qui le souhaite, sa cuisine, sa culture, ses lieux de culte et de mémoire, son histoire.

Il y a, rue des Rosiers, à l’angle de la rue des Ecouffes, une magnifique façade en mosaïque de verre bleue, art-déco (1932), classée monument historique de Paris. Ce qu’on y trouve à l’intérieur est aussi enivrant que ce qu’on voit de l’extérieur. Installez-vous bien et lisez ceci. Un jour de 1984, Florence Kahn pousse la porte de la boutique jaune Finkelsztajn pour y faire des emplettes et tombe sur Sacha, une amourette de jeunesse qui reprend de plus belle. Oui, ils se marient. Sacha est le petit-fils d’Itzhok qui a fondé la pâtisserie et son père, qui voit dans sa belle-fille des yeux piqués de curiosité et de l’énergie à revendre, se plaît à lui transmettre ses recettes. Il se fournit en pains (challah, pletzel aux oignons, pain au cumin, baigel, etc.), en semaine chez Moskowitz et, le week-end, chez Raymond Perelman, à la boutique bleue, histoire de travailler avec tout le monde dans la rue. Ce dernier livrait alors tous les restaurants d’Europe centrale à Paris, juifs et non-juifs. Il récupérait, le lendemain, les invendus qu’il vendait à moitié prix ; il y avait une clientèle pour cela. Il récupérait le lendemain les invendus qu’il vendait à moitié prix ; il y avait une clientèle pour cela.

Le jour où Perelman a voulu vendre sa boulangerie, Florence a sauté sur l’occasion, mettant la main à la pâte à pain. A 30 ans-couettes-baskets, la jeune patronne se confronte à des hommes rudes, au fournil, qui exerçaient un métier qui ne l’était pas moins. Avec tact et talent, elle a fait sa place et aménagé ses belles vitrines de gâteaux affolants et de pains moelleux. Deux coins plus loin, l’ambiance battait son plein chez Jo Goldenberg, le traiteur-restaurant ashkénaze. Le tout Paris – hommes politiques, artistes, chanteurs, acteurs – venait dîner chez lui comme chez Maxim’s ! Jusqu’au jour où Goldenberg, dont l’établissement avait été la cible d’un attentat en 1982, a tenu des propos en faveur du Front national. Les clients ont déserté. Il a négligé son affaire, l’enseigne a fermé en 2006, la façade en mosaïque jaune a été préservée. C’est alors que les clients ont poussé la porte de la boutique bleue et ont demandé des produits qu’ils ne trouvaient plus (hareng, tarama, charcuterie, piroshkis, gefilte fish, pied de veau en gelée, etc.). Florence Kahn les a entendus.

« J’ai toujours été attentive à l’accueil des clients, au fait de les faire se sentir un peu chez eux, de leur expliquer, leur faire découvrir, de leur faire plaisir : en fait, rêvé être cliente chez moi ! », conclut cette entrepreneuse, talentueuse, humaine et travailleuse, qui a géré jusqu’à 22 personnes et des coups durs, comme aller travailler, la peur au ventre, lors des attentats antisémites de 2015, par exemple, ou durant le covid.

Florence Kahn

En 35 ans d’activité intense, elle n’a eu de cesse de créer, écouter, combler, anticiper, innover, de toujours très vite s’adapter, instaurant, avec son équipe, un climat familial et amical. Les habitués se souviendront des parents, du frère et des enfants de Florence, derrière le comptoir.

La mémoire du goût

« La proportion de clients juifs et non-juifs est passée de 70/30% à 50/50%. Nous accueillons davantage de touristes, de gourmets curieux à l’affut de nouvelles saveurs et d’exotisme. Les Juifs viennent chercher ou retrouver leurs racines, se rencontrer avec des amis ou en famille ou transmettre cette tradition aux enfants ; les clients se rendent chez nous comme à un pèlerinage. C’est la boutique des saveurs oubliées ou disons une boutique de souvenirs qui se mangent ! J’étais intéressée par cette demande des clients qui recherchent un goût perdu. Je fais alors ma petite bibliothèque dans ma bouche, j’essaye de trouver les goûts d’avant et des nouveautés. Cela recouvre aussi l’appartenance à une culture sans nécessairement la religion. Lorsque j’en ai pris conscience, j’ai eu envie de transmettre… par le palais et par le ventre. Quand vous faites goûter une préparation maison et que vous regardez les yeux de la personne, vous voyez défiler l’émotion, l’amour, quelque chose de l’Histoire, des parents, de la famille : ça vous donne la chair de poule ! La table invite tout un imaginaire quasi palpable ! Je me réjouis d’offrir de la culture juive à travers la nourriture ! », concède Florence Kahn.

Décorée de plusieurs médailles de la mairie de Paris, la pétillante commerçante partage cette reconnaissance avec ses artisans, son équipe et ses clients. Honorée de figurer comme représentante de la communauté, consciente d’incarner un maillon de transmission, elle se réjouit d’être appréciée des clients juifs et non-juifs, d’ouvrir une fenêtre « autre ». Des fenêtres symboliques et bien réelles qui viennent d’être installées suite au covid et qui, en cas de prochain confinement, serviront de comptoirs pour délivrer des mets qui font du bien, en toute sécurité. Tenir, survivre, anticiper, s’adapter.

P.S. : Oui, le jeune repreneur est ashkénaze.

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Claude Sapojnik
Claude Sapojnik
10 mois il y a

Dommage mais il faut savoir s’arrêter

JEANNE
JEANNE
2 mois il y a

MAIS NON,
pas possible que finkelsztajn s’arrête moi aussi je suis allée à Berck, j’en avais parlé avec Sacha, mais j’ai 10 ans de plus qu’eux.
Je repense souvent à nos départs gare du Nord en chantant,avec le “Président” en tête impossible aujourd hui.

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