n jugement exemplaire pour l’Etat de droit mis à mal en Hongrie par le régime illibéral de Viktor Orban.
En octobre 2018, László Trócsányi, alors ministre hongrois de la Justice du gouvernement Orban, assigne le CCLJ devant le tribunal de première instance de Bruxelles pour atteinte à son honneur et à sa réputation. Cette procédure trouve sa source dans sa participation annoncée à un colloque international à l’Université Saint-Louis sur le thème « Contrôles et hospitalités. Vers des politiques migratoires qui renforcent la démocratie contemporaine », organisé en mai 2018 par l’Université catholique de Louvain (UCL) dans le cadre de la prestigieuse Chaire Francqui.
Consterné par la présence d’un poids lourd du gouvernement de Viktor Orban à ce colloque, le CCLJ a publié fin avril 2018 un communiqué intitulé « L’UCL invite un ministre hongrois xénophobe, raciste et antisémite » dans lequel il rappelle à quel point la politique du gouvernement hongrois envers les migrants et les réfugiés est dure et dépourvue de compassion. Barricadant les frontières, ce gouvernement rejette encore le principe des quotas de l’Union européenne pour la répartition des réfugiés. Pour László Trócsányi, si son pays ne peut accepter de migrants, c’est parce que la minorité rom de Hongrie constitue « déjà une charge insupportable ». Ainsi le ministre hongrois de la Justice stigmatisait-il ses concitoyens roms qu’il considère comme des étrangers dans leur propre pays.
Dérives liberticides et xénophobes du régime hongrois
Le communiqué souligne aussi que László Trócsányi n’est pas étranger à la propagande antisémite que le gouvernement hongrois diffuse en se déchainant sur le philanthrope juif américain d’origine hongroise Georges Soros. Sur le site officiel du ministère hongrois de la Justice, un article accuse l’opposition politique d’être peuplée d’individus prêts à servir des intérêts étrangers. « Si ces gens parvenaient au pouvoir, le pays se verrait affaibli (…) et George Soros s’en frotterait les mains avec joie » ! Le CCLJ estime donc qu’offrir une tribune à László Trócsányi dans le cadre d’un colloque sur les migrants serait soit l’expression d’un cynisme clairement assumé soit la marque d’une naïveté irresponsable d’une institution universitaire désireuse de contribuer à une meilleure compréhension des phénomènes de société. Inviter ce membre-clé du gouvernement Orban à participer à un colloque scientifique et sur un tel sujet revient donc à banaliser et à cautionner le régime hongrois et ses dérives liberticides et xénophobes.
László Trócsányi a finalement renoncé à prendre part à ce colloque. Sans jamais adresser la moindre demande de rectificatif ni solliciter un droit de réponse, László Trócsányi décide quelques mois plus tard (octobre) de poursuivre le CCLJ devant le Tribunal de première instance de Bruxelles pour obtenir sa condamnation, et non pas celle de l’Assemblée générale des étudiants de l’UCL ni celle de certains membres académiques de cette université, ni même celle d’autres journaux ayant également dénoncé publiquement sa participation à ce colloque sur la migration.
« Le souci majeur de M. Trócsányi est de conserver l’image du professeur éminent, intègre et respectable qu’il s’est forgée dans les cercles universitaires », relève Me Alain Berenboom, avocat du CCLJ dans cette affaire. Concernant l’antisémitisme, il a consacré une grande partie de son dossier à montrer qu’il était irréprochable sur cette question en produisant notamment une lettre pleine de louanges d’un rabbin de Budapest et un courrier d’un ministre israélien des Affaires étrangères. Il a aussi produit d’autres témoignages de Juifs réaffirmant qu’en aucun cas il est antisémite. C’est donc un ami des Juifs et d’Israël qui est injustement accusé d’antisémitisme. Il entretient à dessein la confusion en mélangeant des choses qui n’ont rien à voir entre elles. « Si le ministre israélien de la justice lui reconnait des mérites, c’est en tant que ministre et homme politique », explique Me Berenboom. « Or, dans ce procès, il ne cesse de rappeler que ce n’est pas en tant qu’homme politique qu’il poursuit le CCLJ mais en tant qu’homme dont l’honneur et la réputation ont été bafouées ». Pourtant, c’est précisément en qualité de membre du gouvernement hongrois que le CCLJ adresse des reproches à M. Trócsányi. Pour esquiver cette évidence, M Trócsányi a bâti son argumentation sur une distinction aussi étonnante que boiteuse. Son appartenance à un gouvernement controversé en Europe ne signifie pas qu’il en partage nécessairement toujours le point de vue. En somme, il serait ministre d’un gouvernement auquel il n’appartiendrait pas !
Si le communiqué du CCLJ dont le titre choc « Un ministre hongrois xénophobe, raciste et antisémite » manque certes de nuance, il doit toutefois être lu à la lumière du contenu du communiqué en question. Or, et c’est ce que rappelle le juge, quand on lit ce communiqué, on comprend très vite que c’est en tant que membre de premier plan d’un gouvernement menant une politique xénophobe et antisémite, elle-même dénoncée par le Conseil de l’Europe, des agences de l’ONU et différentes ONG des droits de l’homme, que sa participation à un colloque de l’UCL est dénoncée. « Les critiques faites par le CCLJ n’ont pas été dirigées contre les étudiants amateurs d’écriture inclusive mais contre l’action du gouvernement hongrois et M. Trócsányi, dont on souligne le rôle clef », souligne le Tribunal de première instance de Bruxelles.
Maître d’œuvre de la politique d’Orban
Le communiqué du CCLJ a énuméré avec précision les propos et les actes problématiques de M. Trócsányi. Il a participé à une politique gouvernementale incitant à l’antisémitisme (campagne contre George Soros) et honorant la mémoire de ministres antisémites hongrois ayant rédigé des lois antijuives et appelé à la déportation des juifs de Hongrie en 1944. En siégeant dans ce gouvernement, il a compromis lui-même sa réputation et son honneur en avalisant des politiques condamnables.
Le tribunal ne se laisse pas démonter par la distinction boiteuse de M. Trócsányi en soulignant « qu’un gouvernement suppose une adhésion à un projet commun, fût-ce par l’acceptation de compromis ». Et comme un des chevaux de bataille de la politique du gouvernement Orban est la décomposition du système judiciaire indépendant hongrois et la remise en cause des institutions de l’Etat de droit, la responsabilité du ministre de la Justice en tant que maître d’œuvre juridico-légal de cette politique est essentielle. A cet égard, le juge le rappelle avec insistance : un ministre est associé à la politique gouvernementale : « Si un gouvernement ne suppose pas nécessairement que chacun ait les mêmes opinions politiques, il suppose une adhésion au projet commun ». Et si un ministre n’assume plus cette politique, il ne lui reste plus qu’à démissionner. Ce dont M.Trócsányi s’est abstenu de faire durant tout son mandat.
Pour faire porter au CCLJ sa responsabilité dans l’atteinte à l’honneur et à la réputation qui lui a été faite, M. Trócsányi a tenté d’établir un lien de causalité entre la publication du communiqué et son retrait du colloque. Le tribunal estime que M. Trócsányi ne fait absolument pas la démonstration du lien de causalité entre son absence à ce colloque et le communiqué du CCLJ en précisant « qu’on ne sait au juste si c’est seulement l’article du CCLJ qui l’y a décidé, ou si c’est l’ensemble des protestations, celles des étudiants et d’une partie de la presse professionnelle, sans qu’on ne sache non plus si tout était parti de l’article dont question ici ou si ce “mouvement” -si tant est qu’on puisse le qualifier de tel- fut plutôt spontané ».
Trócsányi débouté
Le Tribunal de première instance de Bruxelles a donc décidé de débouter M. Trócsányi dans son action jugée infondée. « L’action en justice menée par ce ministre est inquiétante car un homme politique défend ses idées et ses actes devant le parlement, les électeurs, les médias et l’opinion publique », déplore Me Berenboom. « C’est extrêmement malsain. Dans une démocratie digne de ce nom, ce n’est pas le rôle des tribunaux de s’immiscer dans un débat politique ».
Il est en effet rassurant de voir combien le tribunal s’est appliqué à rappeler que l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme consacrant la liberté d’opinons était essentielle et que les exceptions à ce principe doivent être interprétées de manière restrictive. Elle doit garantir les opinions qui choquent et qui dérangent. Comme l’a rappelé le tribunal, la presse doit être le « chien de garde de la démocratie », expression que le président du tribunal de première instance juge « peu élégante » mais qui a lé mérité d’être claire. Ce rappel à certaines convenances démocratiques élémentaires est essentiel surtout lorsqu’il est adressé à un juriste « éminent » ayant occupé un poste ministériel clé dans l’entreprise de destruction de l’Etat de droit dans un pays de l’Union européenne.