Un nouveau gouvernement à l’image d’Israël

Frédérique Schillo
Le nouveau gouvernement Bennett-Lapid est le plus divers et le plus représentatif de l’Histoire d’Israël. Il est aussi le plus fragile.
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Ames sensibles du BDS s’abstenir ! La photo du nouveau gouvernement Bennett-Lapid risque de piquer les yeux des personnes allergiques à Israël et peut même provoquer une sensation d’étranglement chez les tenants d’un soi-disant « apartheid » juif. C’est la photo du gouvernement le plus diversifié, le plus ouvert et le plus représentatif de l’histoire d’Israël. Un gouvernement mosaïque qui rassemble huit partis de tous bords politiques, et une palette de sensibilités et de croyances, à l’image du duo qui en a pris la tête : d’un côté le sioniste religieux Naftali Bennett, tout premier Premier ministre d’Israël à porter la kippa, et de l’autre le vice Premier ministre Yaïr Lapid, chantre de la laïcité.

Miroir de la société israélienne

Sur les 28 ministres et six vice-ministres de ce 36e gouvernement d’Israël, on compte cinq ministres portant la kippa, un ministre musulman, un druze et, au poste de vice-ministre, le tout premier chef d’un parti arabe, qui plus est islamiste [voir encadré]. C’est aussi le gouvernement le plus paritaire qu’ait connu Israël avec neuf femmes, dont une dirigeante de parti, soit près d’un tiers des ministres. Il reflète les vagues d’immigration récentes dans le pays puisque six de ses membres sont nés à l’étranger (notamment trois en ex-URSS, une en Ethiopie). Des journaux marocains soulignent même qu’on y trouve quatre ministres originaires du royaume chérifien. C’est enfin le gouvernement le plus inclusif avec un ministre ouvertement gay, défenseur des minorités sexuelles, ou encore une ministre souffrant de dystrophie musculaire, qui l’oblige à se déplacer en chaise roulante. Et n’allez pas croire qu’on leur a confié des postes pour représenter leur propre « cause » : le premier est ministre de la Santé, la seconde en charge des infrastructures nationales, de l’Energie et de l’Eau.

Il aura donc fallu 73 ans pour qu’Israël ait un gouvernement qui lui ressemble. Magie de la proportionnelle intégrale voulue par les fondateurs de l’Etat afin que tous les groupes, mêmes les plus modestes, soient représentés de la façon la plus juste possible. Mieux vaut les voir à la Knesset qu’en train de battre le pavé, disait David Ben Gourion. Ces derniers temps justement, les Israéliens étaient autant dans les urnes que dans la rue. Avec quatre élections en deux ans, un cinquième scrutin en prévision, mais aussi quinze mois de manifestations devant la résidence du Premier ministre, le système semblait bloqué, hyper fragmenté et écrasé par le clivage « pour ou contre Netanyahou », lequel, incapable de former une coalition, s’entêtait à conserver son siège après 12 années au pouvoir. Pour mesurer l’ampleur de cette crise, en janvier 2021, selon un sondage de l’Israel Democracy Institute, 57% des Israéliens considéraient que la démocratie était « en grave danger ».

Soif d’alternance

Les Israéliens avaient soif d’alternance. L’arrivée d’une nouvelle génération aux affaires leur offre cette respiration démocratique tant attendue. « Maapakh » (renversement) a même titré le populaire Yedioth Aharanot en écho au bouleversement politique de 1977 quand Menahem Begin avait mis fin à près de 30 ans de domination travailliste. Le désormais chef de l’opposition Netanyahou a beau prendre des airs trumpiens pour dénoncer « la fraude du siècle » commise par un « dangereux gouvernement de gauche » allié des islamistes, ce « gouvernement du changement » comme il se présente est sans doute le plus israélien qui soit. Ironie de l’histoire, il est aussi la plus démocratique dans le sens où Ze’ev Jabotinsky, le père du sionisme révisionniste et maître à penser de Netanyahou, l’entendait. A la fin de sa vie, en 1940, Jabotinsky appelait en effet à la création d’un Etat à majorité juive où tous les citoyens seraient égaux quelle que soit leur religion. A sa tête, il imaginait un président juif et un vice-président arabe. Le nouveau président élu est travailliste : Isaac Herzog. La vice-présidence n’existe toujours pas. En revanche, la présence du parti islamiste en fait le gouvernement le plus égalitaire. Et pour couronner le tout, auprès du président de la Knesset Mickey Levy, la vice-présidence revient à un membre de la Liste arabe.

Eloge du compromis

Evidemment, ce gouvernement étant le plus divers, il est aussi le plus fragile. Cet assemblage baroque allant du parti d’extrême-gauche Meretz à celui d’extrême-droite Yamina l’expose à une grande instabilité. Que peut bien avoir en commun Mansour Abbas, islamiste conservateur, anti féministe et anti gay, avec Nitzan Horowitz, fervent défenseur des droits LGBT ? L’icône ultranationaliste Ayelet Shaked, qui se parfumait avec la fragrance « Fascisme » dans un spot de campagne et rêve d’étouffer la Cour suprême, avec la chef de file travailliste Merav Michaeli, soucieuse de restaurer l’Etat de droit ? Ou encore Naftali Bennett et Gideon Saar, fervents annexionnistes, avec Benny Gantz et Yaïr Lapid, partisans de la solution à deux Etats ? Le choix même de Bennett pour prendre le premier la tête de la coalition trahit sa vulnérabilité. Avec seulement six députés à la Knesset, il est le Premier ministre le moins populaire de l’Histoire.

« Nous allons nous asseoir ensemble et nous avancerons sur ce qui nous rassemble – il y a beaucoup de choses sur lesquelles nous sommes d’accord – et ce qui nous sépare, nous le laisserons de côté », a promis Bennett dans son discours d’investiture. Un éloge du compromis en somme, qui est l’essence même de la démocratie parlementaire. Autant dire que l’exécutif devra faire preuve de hauteur de vue et les parlementaires d’une discipline de fer pour éviter de tomber dans les pièges tendus par l’opposition. Netanyahou se tient en embuscade et annonce son retour « plus tôt qu’on ne le pense » ce qui, loin de déstabiliser ses anciens hommes liges qui ont osé le défier, va perpétuer leur alliance.

Réparer l’Etat, réconcilier ses citoyens

Le défaut d’une telle coalition est d’abandonner à un statu quo mortifère des sujets essentiels pour l’avenir d’Israël comme le conflit palestinien. Cependant, l’urgence est au redémarrage de la machine de l’Etat, paralysée par deux ans de crise politique et une pandémie. Il faut voter un budget (absent depuis 2018), assainir les finances, restaurer la confiance dans les institutions ; bref, rétablir la mamlakhtiout (le sens de l’Etat). L’autre enjeu est d’apaiser les citoyens épuisés par des combats électoraux sans fin, où Netanyahou n’a cessé de jouer sur les divisions identitaires, et encore sous le choc des émeutes judéo-arabes. Il revient à Bennett d’assumer cette lourde tâche. Religieux sans zèle, celui qui a choisi de reporter la kippa après l’assassinat de Rabin « quand c’était impopulaire » devra renouer les liens entre les quatre « tribus » d’Israël : laïques, religieux, ultra-orthodoxes et arabes. Ses deux premières décisions donnent le ton : la nomination de 36 ambassadeurs et consuls, jusqu’alors en suspens, pour renforcer la place d’Israël et la création d’une commission d’enquête indépendante sur la catastrophe du Mont Méron, vraie mesure de justice sociale en faveur des 45 victimes ultra-orthodoxes. Absents du gouvernement, ces derniers se retrouvent dans l’opposition avec les suprémacistes juifs, autres alliés du Likoud. Mais sans doute ne souffriront-ils pas longtemps d’être laissés sans poste ni budget et voudront rejoindre la coalition. Aujourd’hui, seule une minorité d’Israéliens estime que le gouvernement tiendra la durée de son mandat, voire jusqu’au 27 août 2023 date à laquelle Lapid doit succéder à Bennett. La plupart estime qu’il tombera avant du fait de sa trop grande disparité. S’il parvient déjà à réparer l’Etat et réconcilier ses citoyens, il aura accompli sa mission.

*** *** ***

Raam entre dans l’Histoire

Révolutionnaire ! Un tremblement de terre ! La décision du parti islamiste Raam de participer au gouvernement Bennett-Lapid ne lasse pas d’étonner. D’autant qu’elle survient peu après les émeutes dans les villes mixtes au cours desquelles Israël a vu réapparaitre le spectre de l’Intifada.

Le moment est, il est vrai, historique. Certes, le druze Jabr Muadi a siégé dans les gouvernements Meir et Rabin (1969-1977), mais c’était de son propre chef. En 1992, les partis arabes ont apporté leur soutien à Rabin, en restant à l’extérieur du gouvernement. En 2019, ils ont même recommandé Gantz au poste de Premier ministre. Finalement il aura fallu attendre le 2 juin 2021 pour voir enfin le premier parti arabe israélien signer un accord de coalition. « Un moment historique », confie Mansour Abbas, « certains dans la pièce ont fondu en larmes ».

A la tête du parti Raam, Abbas (47 ans), un dentiste de formation, initié au militantisme sur les rangs de la fac de sciences politiques à Haïfa, est un modèle de pragmatisme. Se voulant le pendant musulman des partis juifs ultra-orthodoxes qui œuvrent pour leur communauté, il a quitté la Liste arabe unifiée puis négocié un accord successivement avec Netanyahou et Bennett. Fort de ses quatre députés, il a été l’inattendu faiseur de roi de ces élections. On rappelle volontiers qu’il appartient à la « branche sud » du mouvement islamique, la plus modérée, quand la « branche nord » liée au Hamas demeure interdite en Israël. Lui-même a présenté une image très pondérée en ouvrant les journaux télévisés (une première) par un discours en hébreu où il réclamait plus de sécurité et plus d’intégration pour les Arabes israéliens. Le tout sans jamais prononcer le mot « Palestine ».

Nommé ministre délégué auprès du Premier ministre, en charge des Affaires arabes, son parti obtenant plusieurs postes à la Knesset, il dispose d’un budget de 35 millions de shekels, soit deux fois plus que dans les gouvernements précédents. De quoi investir dans les secteurs arabe, druze et bédouin et tisser des liens avec la société juive israélienne. Il a déjà prouvé, selon ses propres mots, qu’« il est possible de faire autrement ».

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Frédérique Schillo
Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris