Dans la ligne de mire des complotistes

Nicolas Zomersztajn
Fondateur de Conspiracy Watch, membre de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean Jaurès et chroniqueur à Franc-Tireur, Rudy Reichstadt vient de publier "Au cœur du complot" (éd. Grasset). Dans ce récit, il montre comment le décryptage et l’analyse du complotisme auxquelles il se livre l’ont transformé en cible d’insultes, de mensonges et de menaces faisant de lui un complice du grand complot.
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N’est-il pas paradoxal que les complotistes dont la posture est hyper critique soient à ce point allergiques à tout regard critique sur leurs propos et leurs agissements ?

Rudy Reichstadt : Vous avez raison de parler de « posture » car ce n’est effectivement que cela. La pensée critique ne consiste pas à remettre en cause le réel par simple caprice, uniquement parce qu’il ne nous convient pas. Les complotistes s’abritent derrière le prestige associé à la pensée critique pour, en réalité, donner libre cours à leurs croyances. S’ils étaient réellement « dans le doute », comme ils le prétendent de manière rituelle, s’ils étaient réellement dans cette suspension du jugement qu’implique le doute véritable, ils ne se mettraient pas à accuser d’être des complices d’un complot ceux qui, justement, leur fournissent de bonnes raisons de douter de l’existence de ce complot ! Ce faisant, ils montrent qu’ils ne sont pas dans une démarche critique mais dans l’attitude du croyant aveugle à tout ce qui est de nature à écorner ses dogmes. On comprend mieux alors pourquoi ceux qui s’opposent à eux sont immédiatement accusés de faire partie du complot qu’ils dénoncent.

Si certains estiment que les complotistes font preuve d’une imagination débordante, vous êtes plutôt frappé par la pauvreté de leur discours ?

R.R.  En effet. Derrière l’apparent renouvellement des accusations, les complotistes ont très peu d’imagination. Ils ne font pas preuve d’une grande inventivité. On peut même affirmer qu’ils manifestent un panurgisme stupéfiant. Ils ne font généralement que varier sur les mêmes thèmes. Et quand de nouveaux acteurs se pressent sur la scène complotiste, ils ne font à peu près que recycler le matériel préexistant. Or c’est un matériel assez inextricablement lié à l’antisémitisme. En matière de complotisme, passé un certain seuil, la probabilité de souscrire à l’un des grands lieux communs antisémites tend vers cent pour cent.

Rencontrez Rudy Reichstadt

le mardi 27 juin 2023 à 20h au CCLJ
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Comment expliquez-vous que les complotistes s’avilissent à ce point en lançant des campagnes haineuses et calomnieuses contre ceux qui décryptent et analysent le complotisme ?

R.R.  Je crois que les plus nombreux d’entre eux, les « suiveurs », se comportent un peu comme des supporters d’une équipe de foot. Ils se vautrent dans une forme d’hooliganisme informationnel, n’ayant absolument aucun égard pour les faits ou pour la question du vrai et du faux. Quant aux « meneurs », c’est-à-dire les influenceurs complotistes voire les théoriciens du complot à proprement parler, ils se sont ghettoïsés dans le complotisme à un point qu’il leur est très difficile d’en sortir sans y perdre immédiatement toutes sortes de rétributions, symboliques aussi bien que pécuniaires. Comme pour la bicyclette de Che Guevara, s’ils s’arrêtent de pédaler, ils tombent. Se sachant marginalisés, notamment du fait du travail critique que nous effectuons sur eux, ils nous font figurer au sommet de leur liste de personnes à abattre ou à bâillonner.

Les adeptes de théories de complot seraient-ils des comploteurs qui s’ignorent ?

R.R.  En tous cas, des chercheurs en psychologie sociale ont mis en évidence que les individus les plus friands de théories conspirationnistes sont aussi les plus susceptibles de prendre part personnellement à des conspirations. Pour le dire autrement, les complotistes semblent avoir du mal à imaginer que leurs détracteurs ne complotent pas car, à leur place, ils n’hésiteraient pas eux-mêmes à comploter.

Comment faire face aux influenceurs complotistes présents sur la toile qui passent leur temps à vous interpeller en vous insultant ?

R.R.  Cette injonction comminatoire à leur répondre est permanente. La première chose à faire est de ne pas y céder. D’abord parce qu’ils ne représentent rien d’autre qu’eux-mêmes. Mais aussi et surtout parce que leur malhonnêteté intellectuelle les disqualifie irrémédiablement : leur répondre pour se justifier auprès d’eux revient à les légitimer, à les installer dans la position qu’ils revendiquent, celle de l’arbitre impartial. Comme s’ils étaient impartiaux ! Cependant, on ne peut pas non plus rester totalement silencieux car alors on laisse la calomnie se répandre sans résistance. La meilleure manière de répondre, me semble-t-il, est de faire un pas de côté en dressant le constat clinique de ce qui est en train de se passer, en mettant en lumière la campagne de calomnie dont on est la cible. Et puis je pense également qu’il faut renoncer à réagir à tout ce qui se publie sur votre compte – au-delà d’un certain seuil, c’est impossible. Le véritable acte de liberté, c’est de ne pas se laisser dicter son comportement par les réseaux sociaux. C’est de s’émanciper de leur temporalité qui n’est ni celle de l’enquête ni celle de la justice.

Lorsque les complotistes s’en prennent à vous en vous rangeant dans la catégorie des puissants qui tirent les ficelles du monde, n’est-ce pas une forme d’hommage, certes paradoxal, à votre travail ?

R.R.  En plein mouvement des Gilets jaunes, un groupe de manifestants a arboré une banderole associant dans une même réprobation BFM TV et Conspiracy Watch ! Comme s’il y avait une commune mesure entre un média de plus de 200 salariés comme BFM et le petit média édité par une association à but non lucratif qu’est Conspiracy Watch ! Cette banderole est en quelque sorte, oui, un hommage à notre travail de réfutation et d’analyse critique des inepties complotistes. Cela prouve que ce que nous faisons est efficace. Même si ça ne fait aussi que confirmer le degré de fantasme et de déconnexion totale du réel de ceux qui l’ont fabriquée.

Parmi les accusations les plus délirantes mais largement, il y aurait le maccarthisme que vous feriez subir à de pauvres innocents. Est-ce le reductio ad maccarthum dont vous parlez ?

R.R.  Oui. Le paradoxe est que, de notre côté, nous faisons régulièrement, de la part des complotistes, l’objet de campagnes de facture maccarthyste, avec listes de suspects, amalgames et culpabilité par association. Une véritable chasse aux sorcières ! Mais ils nous accusent également d’être des sortes d’inquisiteurs modernes qui prendraient un plaisir sadique à crucifier de pauvres innocents. La réalité de notre travail, qui est unanimement reconnu en dehors de la sphère complotiste, c’est que nous nous livrons à une critique sans concession des errances complotistes. Sans haine, sans hystériser le débat public, et en nous bornant le plus souvent à confronter les complotistes à leurs propres déclarations, c’est-à-dire à les tenir pour responsables de ce qu’ils disent et font. Leurs attaques à notre égard procèdent exactement à l’inverse de cela car ils nous accusent fréquemment de paroles que nous n’avons jamais tenues et de choses que nous n’avons jamais faites. On voit là tout le danger qu’il y a à laisser les réseaux sociaux se transformer en tribunaux populaires.

Les Complot-friendly

Certaines figures de la gauche radicale poussent tellement la logique du rapport dominants/dominés jusqu’à l’absurde qu’ils en arrivent à faire preuve d’une complaisance déconcertante envers les discours complotistes mais aussi d’une sévérité dissimulant mal le mépris et l’hostilité envers ceux, à l’instar de Rudy Reichstadt, qui portent un regard critique sur le complotisme.

Ainsi, dans un bref article intitulé « Chasseur de conspis », Benoît Bréville, rédacteur en chef du Monde diplomatique, livre un portrait peu flatteur de Rudy Reichstadt. Du haut de son magistère il attaque d’un ton moqueur : « Il se présente pompeusement comme « politologue de formation », Rudy Reichstadt n’a pourtant rien d’un chercheur. Et son site relève davantage du blog collectif que d’un quelconque « observatoire ». Dans cet article peu amène, il reproche surtout à Rudy Reichstadt d’avoir dénoncé les dérives complotistes de certaines personnalités de la gauche radicale. Tout démocrate qui se respecte saluerait pourtant la démarche de Rudy Reichstadt.

D’autres, comme Frédéric Lordon, préfèrent légitimer les discours complotistes en les qualifiant de « symptômes nécessaires de la dépossession politique et de la confiscation du débat public ». Chez cet économiste, la complaisance envers le complotisme passe aussi par une délégitimation de la critique du complotisme qui n’est qu’une « stratégie des strates les plus élevées de la société pour disqualifier toute critique de leur domination » !

Bien que les accusations et les attaques contre les chercheurs ou les journalistes dénonçant le complotisme se multiplient et augmentent en dangerosité, certains s’obstinent pourtant à les accuser d’exercer une forme de domination symbolique sur de pauvres égarés en quête d’émancipation et de vérité. Cette inversion accusatoire est étonnante quand on sait que la violence et le mépris sont l’apanage des complotistes qui passent leur temps à insulter les journalistes de « merdias », « journalopes », « menteurs », « salauds », « assassins » ou même « pédo-criminels élitistes ». Il faut certes prendre parfois des chemins de traverses pour arriver à bon port mais l’émancipation individuelle et collective que réclament ces intellectuels de la gauche radicale n’a jamais été acquise à coup de mensonges et des délires complotistes.

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Dr Amos Zot
Dr Amos Zot
11 mois il y a

En allant sur le site conspiracy watch, à première vue, je ne trouve pas une condamnation d’Amnesty International pour ces dossiers antisémites et complotistes. Un oubli, une erreur, un problème technique lié à la recherche,… ?

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