Je m’offense, donc je suis

Sarah Borensztein
C’est une nouvelle qui en a effaré plus d’un : l’éditeur des œuvres de Roald Dahl a décidé de modifier ses livres en censurant une série de termes pour les remplacer par des équivalents plus politiquement corrects. La raison ? Les termes en question seraient – roulement de tambour – offensants.
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On croirait à une mauvaise blague. Malheureusement c’est tout ce qu’il y a de plus sérieux. Le 17 février dernier, le Daily Telegraph révélait que certains passages des œuvres de l’auteur de Charlie et la chocolaterie avaient été réécrits par son éditeur, Puffin Books, ceci afin de faire disparaître des mots que notre époque de sensibilité épidermique ne pourrait plus tolérer. Parmi les vocables infamants : « gros ». Qu’importe que l’obésité soit un fléau et fasse un nombre considérable de victimes chaque année. Qu’importe qu’elle touche majoritairement les classes les plus pauvres, n’ayant accès qu’à la malbouffe industrielle. Qu’importe que cette obésité engendre d’autres problèmes de santé et des frais médicaux. Ne pas offenser. Donc, le mot « gros » doit disparaître. Il sera remplacé par « énorme ». Tout de suite, on respire.

Autre problème, le terme « fou », visiblement stigmatisant. Qu’importe que les maladies mentales fassent partie des derniers grands tabous de nos sociétés modernes. Qu’importe que la psychiatrie demeure souvent le parent pauvre de la médecine, la grande oubliée. Qu’importe que l’on ne ressorte les termes se rapportant à la démence que lorsqu’un drame survient dans l’actualité (un meurtre, un attentat). Ne pas offenser. « Crazy » et « mad » seront donc supprimés ou remplacés. Et les exemples rapportés par le Daily Telegraph sont tous plus ridicules les uns que les autres : une personne à « laideur terrifiante » sera juste « laide », les « petits hommes » deviennent de « petites personnes », les « hommes-nuages » deviennent des « gens-nuages ». Il faut être inclusif et bienveillant, c’est le credo. Ian Fleming a subi le même sort, comme l’a révélé The Telegraph (25 février), le James Bond écrit dans les années 1950 devant être corrigé.

Assurance tous risques de l’édition

La source de cette censure aberrante ? Une nouvelle profession qui a réussi, au sein de certaines maisons d’éditions, à condenser le pire du puritanisme, du marché capitaliste et de la judiciarisation à outrance : les sensitivity readers. Il s’agit ni plus ni moins d’assurances sur pattes pour les éditeurs. Des censeurs payés pour lire un livre et « fluoter » quand ils se sentent indignés ou offensés, ou quand ils pensent qu’éventuellement quelqu’un, quelque part, pourrait se sentir indigné ou offensé en lisant tel ou tel passage. Les mots problématiques sont effacés et remplacés par d’autres ayant le moins d’aspérités possibles.

Si ce cauchemar dystopique a, pour l’instant, surtout cours dans le monde anglo-saxon, il peut d’ores et déjà faire des ricochets sur nos auteurs francophones. Avant la parution, en 2019, d’une bande-dessinée tirée du livre de Tania de Montaigne, Noire (sous-titré la vie méconnue de Claudette Colvin), une responsable des achats de la maison d’édition aurait tiqué sur le titre. Craignant probablement une polémique lors de la vente en langue anglaise, cette dernière aurait été très réticente à l’idée de nommer la B.D. Noire, car l’illustratrice du livre, Emilie Plateau, était… blanche. Peu importait qu’en revanche, l’auteur du livre de départ, Tania de Montaigne, ne l’était pas (de toutes façons, devoir préciser cette information semble déjà absurde) ; peu importait l’hommage à une femme oubliée par l’histoire de la lutte contre la ségrégation ; peu importait la fidélité au titre original. Par chance, à force d’insistance de la part de l’auteur, l’éditeur aura résisté aux injonctions, et le livre s’appellera black, en anglais.[1] L’offense serait ici venue de l’ « appropriation culturelle », enfant monstrueux de l’obsession américaine pour les droits d’auteur. Mais dans le cas de Dahl ou Fleming, on touche à un couperet plus général. Car si le supposé délit d’ « appropriation culturelle » empêche une « communauté » de penser et de dire le vécu d’une autre, les sensitivity readers vont bien plus loin en empêchant tout un chacun de penser et de dire… tout court.

[1] Caroline Fourest, Génération offensée, De la police de la culture à la police de la pensée, Grasset, 2020.

L’inconfort fait grandir

Voilà qui est terrifiant. Des individus sont payés pour détourner les yeux des lecteurs d’un sujet dérangeant, ou supposément dérangeant, et d’en effacer la moindre trace. Or, une des principales fonctions de la littérature et de l’art en général, est justement de mettre le doigt sur ce qui dérange. Si le public rit aux larmes en écoutant Blanche Gardin, ce n’est pas seulement parce que l’écriture est ciselée et la diction tout bonnement brillante, et ce n’est pas parce que « c’est trash ». C’est parce que les sujets abordés nous mettent profondément mal à l’aise. Elle vient gratter les petites zones d’ombres que l’on tente, au quotidien, de cacher, tant bien que mal, aux autres et à soi-même. Les problèmes de santé, l’égoïsme de chacun, les fantasmes honteux, la sexualité dans ce qu’elle a de plus sombre et inavouable, la dépression, les pensées suicidaires, la mort. Quand le ton devient sérieux, il s’écoule parfois de longues minutes sans un rire, pourtant la salle est suspendue à ses lèvres, car le fond est tragique et vrai. Et quand le rire salvateur survient, c’est l’explosion.

Le modèle de Blanche Gardin, l’excellent Louis CK, est lui aussi un maître en la matière. Lorsqu’il tente d’expliquer pourquoi les femmes doivent avoir le droit d’avorter, il se lance dans une folle argumentation de douze minutes, où le spectateur se retrouve dans des montagnes russes émotionnelles, ne sachant pas du tout vers quoi l’artiste va l’emmener. Douze minutes parmi lesquelles une longue exploration de la tentation réconfortante du suicide, ainsi qu’un passage d’humour absurde sur l’Etat Islamique et sa passion pour les décapitations. Rien, dans ce long monologue, n’est politiquement correct. Tout est dur, direct, graphique et morbide. Pourtant, à la fin de la démonstration, on se sent bien, léger même. C’est ce que nombre de ses fans recherchent en suivant son travail. En explorant ainsi les bas-fonds de l’âme humaine et ses secrets honteux, on en ressort plus honnête avec soi-même, consolé dans ses angoisses existentielles et donc plus serein.

Ce que l’on cherche à faire en ôtant toute occurrence « sensible » de nos livres ou de nos œuvres, c’est précisément de ne jamais créer ce sentiment d’inconfort qui fait grandir. A l’Athénée, lorsqu’un (bon) professeur de français donne un livre à lire à ses élèves, c’est pour, au-delà de l’interrogation qui suivra, leur demander ce qu’ils en ont pensé, ce que cela a évoqué en eux, ce qui les a frappés, interpellés voire choqués, et pour déclencher une discussion en classe. Si l’on passe les Rougon-Macquart au crible des sensitivity readers, il ne reste pas grand-chose à débattre. Quant aux somptueuses Fleurs du Mal, elles n’auraient plus beaucoup de pétales.

Les angles morts des offensés

Mais la boussole de l’offense est à géométrie variable. Ces sensitivity readers ne semblent pas beaucoup sollicités lorsqu’il est question d’imprimer des Bibles ou des Corans. Le débat est ouvert : « Merci mon D. de ne pas m’avoir fait femme », c’est offensant ou… ? Les appels au meurtre ou à la lapidation, c’est offensant ? L’impureté supposée du corps des femmes, c’est offensant ? Oui, c’est offensant. C’est même révoltant, si on regarde cela avec des lunettes de 2023. Mais il serait absurde d’aller « fluoter » la Bible ou le Coran pour les expurger des passages dérangeants. Le seul outil qui vaille ici, c’est l’esprit critique. Un texte qui ne nous bouscule pas un minimum, est un texte creux. Et il faut pouvoir le bousculer, lui aussi, par le débat, les échanges, les analyses, la confrontation libre des avis. La censure n’est pas une saine bousculade de l’esprit, c’est un réflexe totalitaire.

Aux Etats-Unis, un effet boomerang très inquiétant se profile depuis quelques temps déjà. Des parents conservateurs s’attaquent désormais aux bibliothèques des écoles de leurs enfants, en exigeant le retrait d’ouvrages qui évoquent la vie des minorités, notamment sexuelles ou ethniques. Autrement dit, le terrain de l’offense est glissant, car n’importe qui peut se sentir offensé et réclamer une censure. Ainsi, ce début de cauchemar orwellien pourrait prendre les traits d’un barbu, très offensé par la liberté des femmes et la description de leur corps nu. Il pourrait prendre les traits d’un suprémaciste blanc, ou, comme c’était le cas il n’y a pas si longtemps dans notre bonne Europe, les traits d’un ecclésiastique dressant une liste de livres à mettre « à l’index ».

Dans les sociétés démocratiques, la Loi prévoit généralement une limite claire à la liberté d’expression : l’incitation à la haine. C’est la ligne rouge. En dehors de ce cadre, si l’on sacralise « le droit à ne pas être offensé », non seulement on ouvre la voie aux pires conservatismes, mais on tue la possibilité d’être stimulé. Car, bien souvent, l’offense, c’est le début de la pensée.

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Richard Kalisz
Richard Kalisz
1 année il y a

Si vous organisez un débat sur cette question, je veux vien venir témoigner de mon expérience survenue avec mes oeuvres. Bien à vous<;

Daniel Donner
Daniel Donner
1 année il y a

L incitation a la haine serait la limite. Interessant de constater qu a l epoque ou on reecrit des livres (bonjour “1984”) on republie “mein kampf” et on publie des ecrits inconnus de celine. Pour des “minutes de la haine”? 1984 c est aujourd hui!

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