Le leadership juif européen pris dans la tourmente russe

Nicolas Zomersztajn
Visé par les sanctions internationales prises contre les personnalités proches du Kremlin, le milliardaire russo-britannique Viatcheslav Moshe Kantor a démissionné de la présidence du Congrès juif européen. Cette situation emporte dans la tourmente l’organisation faitière du judaïsme européen que Kantor présidait depuis 2007. Mais elle peut aussi être l’occasion d’une réflexion sérieuse sur la nécessité de l’adapter à la réalité des Juifs européens.
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Depuis que les Juifs ont fait leur entrée dans la Citée européenne, ils ne se sont jamais associés à des régimes dictatoriaux ni autoritaires. Comme ces régimes ne les ont jamais ménagés, ils ont surtout manifesté leur attachement à la démocratie et à l’Etat de droit. Avec la guerre que mène la Russie contre l’Ukraine et les sanctions internationales visant les personnalités politiques et économiques proches de Vladimir Poutine, des oligarques juifs remettent sérieusement en cause cette ancienne particularité. C’est le cas de Viatcheslav Moshe Kantor, milliardaire russo-britannique ayant fait fortune en Russie dans les engrais mais aussi président du Congrès juif européen depuis 2007. Fondée en 1986, cette organisation faîtière du judaïsme européen défend les intérêts de communautés juives affiliées auprès des institutions de l’Union européenne, du Conseil de l’Europe et des gouvernements et parlements européens.

« Liens étroits avec le président russe »

Le 6 avril 2022, le ministère des Affaires étrangères britannique a sanctionné M. Kantor dans le cadre de son régime de sanctions contre la Russie. Il fait désormais l’objet d’un gel total de ses avoirs. Et le 22 avril, la Charity Commission for England and Wales, c’est-à-dire la commission de régulation des fondations caritatives d’Angleterre et du Pays de Galles a ouvert une enquête statutaire sur la Fondation Kantor et a gelé son compte bancaire. Entretemps, le 8 avril 2022, le Conseil de l’Union européenne a adopté un Cinquième train de sanctions à l’encontre de 217 personnes, dont M. Kantor, en raison de l’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine. Dans le Journal officiel de l’Union européenne, un paragraphe motivant cette mesure donne un aperçu des liens entre Kantor et Poutine : « Viatcheslav Moshe Kantor est un oligarque russe qui est un important actionnaire du groupe Acron, coté en bourse, l’un des plus grands producteurs d’engrais de Russie. Il entretient des liens étroits avec le président Vladimir Poutine. Ce lien avec le président russe l’a aidé à conserver sa richesse considérable. Il a ouvertement déclaré son soutien et son amitié pour le président Poutine à de nombreuses occasions et entretient de bonnes relations avec le Kremlin. Il a donc profité des décideurs russes responsables de l’annexion illégale de la péninsule de Crimée par la Fédération de Russie ou de la déstabilisation de l’Ukraine. Il est également l’un des principaux hommes d’affaires russes impliqués dans des secteurs économiques fournissant une source substantielle de revenus au gouvernement de la Fédération de Russie, qui est responsable de l’annexion illégale de la péninsule de Crimée par la Fédération de Russie et de la déstabilisation de l’Ukraine ». Dans l’œil du cyclone, M. Kantor décide de démissionner de la présidence du Congrès juif européen avec effet immédiat et le 11 avril, une réunion extraordinaire du comité exécutif de cette organisation a pris acte de sa décision pour désigner ensuite l’Autrichien Ariel Muzicant, vice-président du Congrès juif européen depuis 2012, président par intérim.

Les observateurs des institutions juives représentatives européennes et leurs principaux protagonistes n’ont pas attendu la guerre en Ukraine pour se rendre compte de la proximité entre M. Kantor et le maître du Kremlin. Par ailleurs, il suffisait de lire la presse israélienne et même la presse internationale pour prendre connaissance de ce secret de polichinelle. A chaque fois que le nom de Kantor est mentionné, il est généralement suivi de l’expression suivante : « proche de Vladimir Poutine ». Deux exemples sont très révélateurs de cette proximité. Lors d’une rencontre au Kremlin en février 2016 avec une délégation de responsables du Congrès juif européen emmenée par M. Kantor, Vladimir Poutine a appelé les Juifs européens, confrontés à la montée de l’antisémitisme, à venir s’installer en Russie, « où ils seront mieux acceptés ». La réponse de M. Kantor est saisissante : « Il s’agit d’une nouvelle idée fondamentale » que le Congrès juif européen allait étudier ! Ces propos ont suscité l’indignation de nombreux Juifs d’Europe ne manquant pas de rappeler que la Russie n’est pas non plus épargnée par l’antisémitisme et que l’émigration des Juifs russes vers Israël n’a jamais cessé.

« Impresario de Poutine »

Le second est plus grave en raison de la thématique sur laquelle il porte. Lors du cinquième Forum mondial sur la Shoah organisé par le Congrès juif européen au musée mémorial de la Shoah de Yad Vashem à Jérusalem, le 23 janvier 2020 à l’occasion du 75e anniversaire de la libération d’Auschwitz en présence de nombreux chefs d’Etats dont Vladimir Poutine, la projection de plusieurs vidéos ont suscité la colère à cause du narratif révisionniste de la Seconde guerre mondiale ostensiblement pro-russe qu’elles véhiculent. Censées résumer le cours de la seconde guerre mondiale, les vidéos se sont concentrées presque exclusivement sur le rôle tenu par l’Union soviétique dans la défaite des nazis tout en minimisant celui des Etats-Unis, du Royaume-Uni et d’autres pays. Elles n’ont pas non plus mentionné l’accord conclu entre Josef Staline et Adolf Hitler dans le pacte de Molotov–Ribbentrop qui avait précédé la guerre, l’occupation par la Russie de certaines parties de la Pologne et d’autres faits désagréables pour Moscou. Un récit identique à celui qu’en fera le président russe, Vladimir Poutine, 

présent à Jérusalem, quelques minutes plus tard en tribune. « C’était une vision poutinienne de la seconde guerre mondiale, qui commençait par l’invasion de la Russie soviétique par l’armée allemande. On en retirait l’impression que les Soviétiques avaient libéré les camps de Majdanek et de Treblinka, sans que rien souligne que ces camps étaient vides, ayant été évacués dans les mois précédents par les Allemands. C’était en dissonance totale avec la rigueur historique dont fait habituellement preuve Yad Vashem », a déploré dans les colonnes du quotidien Le Monde (10 février 2020) l’historienne française Annette Wieviorka, qui accompagnait à Jérusalem le président Emmanuel Macron. En permettant d’utiliser l’Histoire à des fins politiques et en politisant cet événement mémoriel, M. Kantor, qui préside ce Forum mondial sur la Shoah, a profané la mémoire de la Shoah et a entaché la réputation d’excellence et d’intégrité d’une institution aussi prestigieuse et intègre que Yad Vashem contraint ensuite de présenter ses excuses « pour les erreurs malheureuses contenues dans ces courts-métrages qui ne représentent pas l’approche adoptée par Yad Vashem face aux faits historiques qui ont été dépeints ».

"C’était une vision poutinienne de la seconde guerre mondiale, qui commençait par l’invasion de la Russie soviétique par l’armée allemande"

Cet incident n’a fait que renforcer l’image « d’impresario de Poutine » auprès du monde juif qui colle à la peau de Kantor. « L’événement a été détourné par Poutine pour y imposer son agenda, avec l’aide de Kantor », s’insurgeait Anshel Pfeffer, dans un éditorial publié dans le quotidien israélien référence Haaretz. « Le Kremlin a besoin de présenter les Russes comme les premiers antifascistes, afin de continuer à taxer Ukrainiens, Polonais ou Lituaniens d’antisémites pour délégitimer leur opposition à Moscou ». 

Rapport d’obligé à bienfaiteur

La philanthropie et les largesses de M. Kantor envers certaines communautés juives ont transformé le monde juif européen au cours des années qui ont suivi son élection à la présidence du Congrès juif européen. Elles ont installé bien souvent un rapport malsain d’obligé à bienfaiteur. Il se peut donc que les sanctions qui le visent aujourd’hui auront des conséquences matérielles fâcheuses pour certaines communautés et organisations juives européennes. C’est sûrement la raison pour laquelle aucune des organisations membres n’ait exigé la démission de M. Kantor de la présidence du Congrès juif européen. Ils se sont plutôt montrés bienveillants et reconnaissants envers lui. Dans un communiqué publié le 6 avril 2022, le Congrès juif européen s’est déclaré « profondément choqué et consterné par la décision prise par le gouvernement britannique de sanctionner Monsieur Kantor. (…) Cette décision est malencontreuse et n’est pas fondée sur des faits et des preuves ». Certains s’empressent pour rappeler que M. Kantor s’est révélé, au fil des ans, une bénédiction pour les communautés juives européennes, et à la pointe des questions liées à la mémoire de la Shoah, l’antisémitisme et la sécurité de tous les Juifs d’Europe. « Moshe Kantor n’a jamais été une bénédiction pour la communauté juive », assure Yves Kugelmann, journaliste ayant enquêté sur les sanctions internationales prises contre M. Kantor, et rédacteur en chef du magazine juif suisse alémanique Tachles Das jüdische Wochenmagazin.

M. Kantor (cravate rouge) à côté du président Poutine lors d’une rencontre au Kremlin avec une délégation du Congrès juif européen (2016).

« Ceux qui le prétendent la font dépendre de ses dons qu’il prodigue. Il a mis les Juifs d’Europe dans une situation difficile en tant qu’oligarque et Russe bien avant la guerre contre l’Ukraine, et il a surtout privilégié son agenda personnel au détriment de celui des communautés juives européennes ». D’autres ajoutent encore que son travail a été salué par de nombreux gouvernements européens qui l’ont honoré et qu’il a également contribué largement à organiser une aide humanitaire aux réfugiés juifs ukrainiens. Personne ne conteste que M. Kantor ait été élevé en Belgique au rang de d’Officier de l’Ordre de la Couronne en 2020 et qu’en France il se soit vu décerner le titre d’officier de la Légion d’honneur. De nombreuses personnalités l’ont été pour des mérites qui ne sont pas nécessairement toujours très clairs, étant donné que les raisons de la décoration ne sont pas connues du grand public. Ces distinctions honorifiques ne répondent d’ailleurs à aucune des préoccupations sérieuses concernant ses activités qui ont conduit le gouvernement britannique et l’Union européenne à le sanctionner sévèrement. C’est aussi faire l’impasse sur la cause des sanctions : l’invasion de l’Ukraine par la Russie. En défendant un oligarque dont le protecteur est maintenant engagé dans les pires atrocités que l’Europe ait connues depuis la Seconde Guerre mondiale est suffisant pour prendre définitivement ses distances avec lui. C’est d’ailleurs ce qu’a explicitement souligné le Congrès juif mondial, présidé par le milliardaire américain Ron Lauder, dans un communiqué publié le 8 avril dernier : « Quiconque dont le nom figure sur une quelconque liste de personnes sanctionnées par l’Union européenne, le Royaume-Uni ou les Etats-Unis en relation avec le conflit en Ukraine ne peut occuper une quelconque position ou jouer un quelconque rôle au sein du Congrès juif mondial ».

Montée en puissances oligarques juifs russes

Il est encore trop tôt pour affirmer que les sanctions britanniques et européennes frappant M. Kantor constituent l’épilogue de la transformation étonnante du leadership juif européen depuis la montée en puissance d’oligarques juifs à partir des années 2000. Devenus milliardaires, ils ont apporté leur soutien financier à des organisations juives. A l’image de M. Kantor, ils ont pu s’imposer comme les dirigeants incontournables du judaïsme européen et surtout obtenir le gage de respectabilité que leur procure ces institutions juives. Ayant accumulé leur fortune dans les circonstances troubles de la désintégration de l’URSS, ils peuvent faire preuve de brutalité en pensant tout obtenir par l’argent et conserver certaines habitudes pouvant nuire à la réputation des organisations juives. Cela ne signifie pas pour autant que le problème réside dans la fortune d’un dirigeant communautaire juif. En effet, à l’instar des organisations faîtières juives à travers le monde, le Congrès juif européen a toujours rassemblé des notables ayant accumulé un capital social considérable dans le cadre de leurs activités professionnelles et ayant participé activement à la vie juive de leurs pays respectifs. Cette double particularité leur a surtout permis d’accroitre la visibilité de leurs communautés juives auprès des décideurs politiques et non pas leur gloire personnelle. Et ils ont toujours veillé à se montrer exemplaires dans leurs affaires personnelles et surtout irréprochables politiquement en plaçant les valeurs démocratiques au cœur des préoccupations du judaïsme européen, sans jamais s’acoquiner avec un autocrate mettant en péril la paix en Europe.
En dépit du relatif bon fonctionnement de ce modèle archaïque de leadership très censitaire où seuls des notables, peuvent accéder aux fonctions dirigeantes des communautés juives, le monde des institutions juives en Europe apparait de plus en plus en décalage par rapport au monde des associations et des organisations citoyennes. Non seulement les sanctions prises contre l’ancien président du Congrès juif européen ne font que renforcer ce décalage mais elles risquent aussi d’éloigner de jeunes générations juives prêtes à s’investir activement pour leur communauté, la défense des valeurs démocratiques et des droits de l’homme, comme elles peuvent le faire dans le monde associatif non-juif. Souhaiter comme de nombreux Juifs le départ des oligarques est certes une bonne chose. Mais si ce souhait n’est pas accompagné d’une une réflexion sérieuse sur l’avenir des institutions juives et sur la nécessité de les adapter aux besoins et aux exigences des Juifs européens, cela ne servira à rien.

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