Le 17 janvier dernier, un Groupe de Sages a rendu des recommandations au gouvernement fédéral sur les suites politiques, administratives et juridiques à donner aux conclusions de l’étude du CegeSoma (Centre d’Étude Guerre et Société) sur le rôle des chemins de fer belges (SNCB) dans les déportations durant la Seconde Guerre mondiale en Belgique. Bien qu’il reconnaisse explicitement la responsabilité historique et collective de la SNCB et des autorités belges, le Groupe des Sages ne recommande pas d’indemnisations, ni des victimes ni de leurs ayants droit. Une décision aussi incompréhensible que regrettable.
En 2019, le Sénat et le ministre de la Mobilité, Georges Gilkinet, avaient chargé le CegeSoma d’examiner le rôle de la SNCB dans les déportations des Juifs, des Roms, des prisonniers politiques et des travailleurs forcés pendant la Seconde Guerre mondiale en Belgique. Le rapport final de cette étude remarquable réalisée par l’historien Nico Wauters, a été présenté au Sénat le 8 décembre 2023. La grande révélation historique de cette étude concerne les rémunérations perçues par la SNCB pour transporter des déportés vers l’Est. « Pour la première fois à ce jour, nous sommes en mesure d’établir avec une quasi-certitude que la SNCB a été rétribuée par les Mitteleuropäisches Reiseburo (MER) de Bruxelles et de Berlin pour ses trains transportant des déportés raciaux (Juifs et Roms) et des travailleurs forcés. Il en va presque certainement de même pour les convois de victimes de persécutions politiques (prisonniers politiques) », écrit Nico Wauters. « En l’absence de certaines données, nous ne pouvons pas établir de corrélation exacte entre les paiements perçus et des trains de déportation en particulier, mais le montant total des versements du MER à la SNCB est connu. Durant l’Occupation, la SNCB a ainsi perçu 41.946.243 francs belges du MER de Bruxelles et 8.767.214 francs belges du MER de Berlin. Il ne fait en réalité aucun doute que ces paiements ont servi, entre autres, à organiser les convois de déportation. Des télégrammes allemands attestent que le MER est compétent pour l’acheminement des trains de déportation de Juifs depuis la Belgique, et de travailleurs forcés depuis le Nord de la France via la Belgique. »
Aveuglement collectif général
Bien que la responsabilité personnelle de Narcisse Rulot, directeur général de la SNCB durant l’Occupation, soit incontestable, puisqu’il a accepté sans hésitation que des convois de déportation de Juifs, de Roms, de prisonniers politiques et de travailleurs forcés soient pris en charge par ses trains, cet aveuglement fut aussi collectif et généralisé. « Face aux trains de déportation en particulier, le silence fut collectif et total. La responsabilité finale ne peut donc pas être imputée à une seule personne ni même à une seule entreprise. L’absence de protestations claires contre l’acheminement des trains de déportation est une responsabilité collective des plus hautes autorités publiques et industrielles belges durant la guerre », estime Nico Wauters. C’est ce qui amène cet historien à envisager la responsabilité de la SNCB et des autorités belges dans une perspective historique, et implique des mesures de réparation. Elles peuvent prendre différentes formes, énoncées dans le rapport : sanctions à l’encontre des auteurs, indemnités symboliques ou matérielles aux victimes, nouvelles activités commémoratives, initiatives en matière d’enseignement ou mesures sociales en faveur de groupes subissant les conséquences d’une injustice historique.
Après la publication du rapport du CegeSoma, le gouvernement fédéral a décidé, le 24 janvier 2024, de constituer un Groupe de Sages chargé de formuler des recommandations au gouvernement fédéral sur les suites politiques, administratives et juridiques à donner aux conclusions de cette étude. Sous la présidence de Françoise Tulkens, ancienne juge à la Cour européenne des droits de l’homme, un groupe de douze membres a tenu dix réunions plénières et a remis officiellement son rapport final au ministre de la Mobilité le 17 février 2025.
Le Groupe de Sages a décidé de ne pas recommander au gouvernement fédéral d’accorder des indemnisations matérielles aux victimes. Les Sages ont choisi de privilégier la voie de la réparation, dont les contours, bien que cruciaux pour la problématique abordée, ne sont que brièvement et vaguement évoqués dans le rapport. Ce refus de prévoir une indemnisation des victimes, de leurs ayants droit ou même de la communauté juive en tant que collectivité contredit la recommandation formulée par le Groupe des Sages, qui préconise qu’une « amélioration du sort des victimes doit aussi être envisagée ». Françoise Tulkens, présidente du Groupe des Sages, opère une distinction étonnante entre indemnisation et réparation pour justifier ce choix : « Indemniser, c’est restaurer l’état qui précédait le préjudice en versant des sommes d’argent. Mais 80 ans après la fin de la guerre, l’indemnisation n’a plus aucun sens. Nous avons choisi la voie de la réparation qui, quant à elle, concerne le futur en ce qu’elle vise une réparation collective et une prise de responsabilité politique. » Au regard du droit belge, cette distinction semble fallacieuse puisque l’indemnité matérielle est en réalité versée à la victime en réparation d’un préjudice ou d’un dommage résultant d’une faute. C’est en quelque sorte de l’alpha et l’oméga du droit des obligations. Évoquer, pendant plus de 80 ans, l’absence de reconnaissance de la faute collective de la SNCB et des autorités belges, ainsi que la non-indemnisation des victimes, revient surtout à souligner la turpitude des autorités belges d’après-guerre pour éviter de rendre justice. Le Groupe des Sages ne tient donc pas compte de la remarque formulée par Nico Wauters dans son rapport : « Qu’il ait fallu attendre jusqu’en 2023 pour que l’on étudie de plus près ce pan de notre histoire, voilà un délai que l’on peut assurément qualifier de long. L’existence de ces convois de déportation n’était déjà plus un secret pour personne à l’époque, mais c’est comme si cet événement avait été enfoui dans les tréfonds de la mémoire collective. »
Rémunérations versées par les Allemands
Ce n’est pas tout. En ce qui concerne l’indemnisation, le Groupe des Sages refuse de prendre en considération la découverte essentielle du rapport de Nico Wauters : les rémunérations versées (50,7 millions de francs belges de l’époque) par le IIIe Reich à la SNCB pour les transports de déportés. Or, Nico Wauters précise que : « Le fait que la SNCB ait été rémunérée pour ces services ne fait que renforcer cette responsabilité. L’existence de ce financement déforce l’argument de la ‘‘contrainte’’ et porte au moins à croire que ces services avaient un caractère volontaire. » Ne retenant pas la pertinence de ces rémunérations allemandes, le rapport final n’a pas été approuvé à l’unanimité. Un de ses membres, Sidney Berneman, conseiller honoraire à la Cour de cassation, le déplore, dans l’opinion dissidente qu’il a rédigée : « Le rapport final s’attarde à peine sur la révélation selon laquelle la SNCB a effectué les “transports” contre rémunération du gouvernement allemand. Or, on peut indubitablement conclure de ces informations qu’il y a eu “participation’’ à la commission de crimes, au sens de l’article 66 du code pénal (tel qu’il était également applicable à l’époque des « faits »). En effet, les crimes qui ont conduit à ‘‘l’extermination’’ de la moitié de la population juive belge d’avant-guerre n’auraient pas pu être commis sans l’aide apportée par la SNCB. La dissimulation de la présence d’un avantage patrimonial dans les actifs de la SNCB, acquis grâce à l’assistance susmentionnée dans la commission de crimes, est inacceptable, quelle que soit la destination des fonds pour remédier à cet état de fait illégal. » Il est très regrettable que cette opinion dissidente n’ait pas été insérée au rapport final.
Le Groupe des Sages constate également le problème de la difficulté – et dans certains cas de l’impossibilité – d’enseigner la Shoah en relevant que : « Certains professeurs ‘‘n’osent tout simplement plus organiser des témoignages sur la Shoah’’ ni même aborder cette période sombre de l’histoire de la Belgique afin d’éviter des débats conflictuels. » En dépit de cette constatation pertinente, le Groupe des Sages estime cependant qu’il n’est pas nécessaire de recommander une obligation d’intégrer cet enseignement dans les programmes scolaires. Ce qui a également suscité la réprobation de Sidney Berneman : « L’extrême tiédeur du rapport face au constat que des groupes d’élèves résistent à l’enseignement de la Shoah, que des professeurs d’histoire ne veulent plus ou n’osent plus transmettre cet enseignement (parfois par crainte de violences physiques, voire de mise en danger de leur vie) est un acte de capitulation et d’abandon face à ceux qui s’opposent aux valeurs, droits et obligations qui prévalent dans une société démocratique et un État de droit. »
Si elles sont appliquées à la lettre, sans tenir compte des réserves et des critiques concernant les indemnisations, les recommandations du Groupe des Sages pourraient conduire à l’adoption de décisions injustes, allant à l’encontre de leur esprit, de leur objectif, ainsi que du contexte social et humain dans lequel elles doivent être mises en œuvre. Au mieux, il s’agira d’un catalogue de bonnes intentions et de banales considérations sur la transmission de la mémoire de la déportation des Juifs de Belgique.