Regard n°1111

L’exil forcé des Juifs et des Chrétiens d’Orient

Sous la houlette de Joël Kotek, Viviane Teitelbaum, Joël Amar et Doubi Ajami, un panel international d’historiens et de spécialistes a analysé la disparition progressive de communautés essentielles à la diversité culturelle et religieuse du Moyen-Orient et du Maghreb, explorant les mécanismes sociaux, politiques et idéologiques qui ont provoqué leur exil forcé. Cette initiative de l’Institut Jonathas a pour objectif de sensibiliser l’opinion publique à une problématique méconnue, et de stimuler la recherche sur les minorités nationales et religieuses dans ces régions.

Avant 1948, environ 850.000 Juifs vivaient dans les pays arabes ; ils sont aujourd’hui moins de 6.500. Il en reste une dizaine en Irak, où fut rédigé le Talmud, moins de 3.000 au Maroc, 1.200 en Tunisie… Ces communautés juives, « indigènes » bien avant l’arrivée de l’islam, ont connu un exode massif dans le contexte des indépendances et des convulsions politiques d’après 1945. Les chrétiens d’Orient ont également connu une chute vertigineuse de leurs populations, en particulier en Syrie et en Irak. Cette diminution brutale traduit une dynamique alarmante de décroissance des minorités religieuses dans des pays où elles ont si longtemps joué un rôle important. Les causes de ces exils massifs sont multiples : montée des nationalismes arabes, progression de l’islamisme, persécutions liées à des contextes de guerre et d’intolérance systémique. Ce processus soulève des questions fondamentales sur le pluralisme et les droits des minorités dans des États musulmans traversés de profonds bouleversements politiques et religieux au XXe siècle.

Omniprésence de la peur et désir d’émancipation

Dans sa conférence inaugurale, l’historien français Georges Bensoussan met en lumière l’histoire de l’exclusion et de la marginalisation des Juifs dans les pays arabo-musulmans, marquée par une omniprésence de la peur dès les années 1930. Ce climat d’insécurité s’intensifie pendant la guerre avec des persécutions nazies en Lybie et Tunisie, et aussi des pogroms comme le Farhoud à Bagdad en 1941. Après 1945, les violences augmentent avec les tensions autour de la Palestine, alimentées par des mesures économiques et sociales : spoliations, taxes arbitraires, exclusions professionnelles, accompagnées de pressions secrètes orchestrées par la Ligue arabe. À partir de 1947, des centaines de milliers de Juifs quittent les pays arabes, souvent démunis, pour rejoindre Israël, tandis que leur patrimoine culturel – synagogues et cimetières – est profané ou détruit. Bensoussan inscrit cette exclusion dans une longue histoire de domination, codifiée par le statut de dhimmi, qui perpétue une infériorisation économique, sociale et culturelle des Juifs. Il réfute le mythe d’un âge d’or des Juifs en terre d’islam, dénonçant une idéalisation historique utilisée pour minimiser les responsabilités arabes dans l’exode des Juifs d’Orient. Pour l’historien, ce départ massif dépasse largement le conflit israélo-palestinien : il traduit aussi un désir d’émancipation juive, nourri par l’éducation moderne de l’Alliance israélite universelle, et une prise de conscience de l’impossibilité d’égalité dans les sociétés arabes. Cette aspiration, perçue comme une menace par les États arabes, contribue à l’exclusion progressive des Juifs, provoquant la disparition de la vie juive en terre arabe et son invisibilité dans les discours contemporains.

L’historien Marc Knobel s’est concentré sur la tragédie des chrétiens d’Orient, faisant le bilan sommaire de communautés persécutées ou menacées de disparition. Charles Small, directeur de l’ISGAP

(Institute for the Study of Global Antisemitism and Policy) a esquissé un tableau de l’impact des visions antisémites des Frères musulmans dans le monde universitaire anglo-saxon. Juif marocain, exilé en 1967 à Montréal, Sylvain Abitbol, président de Justice for Jewish Refugees from Arab Countries, dénonce la spoliation massive des Juifs exilés des pays arabes dans les années 1940 à 1970, et dont une évaluation récente des biens confisqués ou abandonnés estime la valeur totale à 500 milliards d’euros ! Il annonce la publication, en 2025, d’une série de rapports détaillés, pays par pays, sur ces spoliations. Son association lutte pour la reconnaissance officielle des réfugiés juifs par la communauté internationale, la restitution ou la compensation des biens spoliés, et l’inclusion de leurs droits dans les négociations de paix au Moyen-Orient. « Ce n’est qu’en reconnaissant les souffrances de tous que nous pourrons construire une paix véritable et durable », conclut-il.

Auteur d’un livre de photographies sur les Juifs d’Égypte, de 1869 à 1956, Daniel Fishman a souligné la contribution des Juifs dans la construction de l’État et de la société égyptiens après l’ouverture du Canal de Suez. Souvent détenteurs de passeports étrangers, ils occupent des postes clés dans les domaines économique, politique et culturel, œuvrant au développement du pays, véritable laboratoire de la modernité. À son apogée, leur communauté cosmopolite compte plus de 80.000 membres, concentrés au Caire et à Alexandrie. Les événements de 1948, suivis du coup d’État de 1952, de la montée du nationalisme sous Nasser, puis de la guerre en 1956, provoquent l’exil des Juifs et d’autres minorités. Sans promulguer de loi d’expulsion, le pouvoir nassérien prend des mesures discriminatoires : confiscation de biens, interdictions professionnelles et visas de sortie sans possibilité de retour.

Une famille juive yéménite rejoignant un camp du Joint près d’Aden avant son départ pour Israël (1er novembre 1949) ©The National Photo Collection/Kluger Zoltan

Stefan Goltzberg, professeur de droit à l’ULB, a analysé la dhimma comme dispositif juridique. Fondement de l’orthodoxie sunnite, ce statut discriminatoire et « protecteur » se comprend par référence au djihad : c’est un pacte d’armistice et une garantie de tolérance, pour autant que le dhimmi se soumette et ne défie pas la primauté du « croyant ». Paul Fenton, professeur à la Sorbonne, spécialiste des rapports entre l’islam et le judaïsme, a décrypté une toile du peintre orientalisant William Wild représentant l’embarquement pour la Terre sainte de Juifs algériens et d’exilés Berbères au milieu du XIXe siècle. Il évoque les rapports de l’Algérie musulmane à la Terre d’Israël, et l’histoire du quartier maghrébin de Jérusalem qui bordait jadis le Mur occidental, un lieu de conflits, dont le pogrom d’août 1929, visant les Juifs « arrogants » qui voulaient y prier sans subir de vexations. Sociologue, Laurence Ritter a évoqué sa recherche en Turquie de crypto-Arméniens, descendants de survivants du génocide de 1915, et a rappelé l’exil forcé des Arméniens du Haut-Karabakh, conquis par l’armée azérie dans l’indifférence de l’opinion publique internationale.

 

Une histoire souvent réduite au silence ou au déni

Le philosophe et psychanalyste Daniel Sibony s’est souvenu de son adolescence au Maroc, marquée par le mépris envers les Juifs. Il évoque le statut humiliant des Juifs en pays musulman, dénonce la persistance de la haine du Juif dans les discours coraniques contemporains et souligne que l’histoire juive en terre d’islam a été ponctuée de violences. Journaliste, Catherine Dupeyron dépeint le sort contrasté des chrétiens en Terre sainte : bien que très divisés, ils représentent environ 8 % de la population israélienne, mais sont menacés par certains projets de lois des Juifs suprémacistes qui participent au gouvernement actuel. Nader Ajoyev résume l’histoire de son peuple, les Yézidis, victimes des génocidaires de Daesh, et actuellement tombés dans l’oubli. Sur base de souvenirs personnels et familiaux, Judith Cohen-Solal explore la mémoire complexe des Juifs d’Algérie, marquée par une intégration à la société française suite au décret Crémieux (1870), mais aussi par une ambivalence identitaire. Leur histoire, souvent réduite au silence ou au déni, reste marginale face à d’autres récits post-coloniaux, et difficile à transmettre aux jeunes générations, dans un contexte de tensions récurrentes entre la France et l’Algérie. Leur spécificité reste méconnue, enfermée dans une perception d’exil « naturel » des populations juives.

Bref, un colloque dense et nécessaire, lieu de découverte, de débats animés et de partage d’histoires et de mémoires d’exilés, oubliés ou occultés, face au déferlement actuel du palestinocentrisme « de bon aloi » et de l’antisémitisme virulent qui réveille des passions meurtrières.

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