Que recouvrent exactement les concepts de wokisme et d’islamo-gauchisme ? Vaste question si l’on songe aux usages et mésusages de ces deux mots. Tout en acceptant que ces deux vocables soient bien moins des concepts scientifiques que des mots-valises, il est évident qu’ils interrogent notre actualité.
Parenthèse destinée à tous ceux qui s’offusquent que l’on puisse qualifier le « wokisme » de nouveau totalitarisme, je me permettrais de rappeler que le concept même de « totalitarisme » fut en son temps, et pendant des décennies, dénoncé comme un concept antisoviétique, bref comme non scientifique. Que penser dès lors de la notion d’islamo-gauchisme que d’aucuns assimilent à celle de judéo-bolchevisme ? Pour rappel, il semble bien que le premier chercheur à avoir utilisé le concept d’islamo-gauchisme est l’historien des idées Pierre-André Taguieff. En 2002, il décrit dans un ouvrage de référence les stratégies de rapprochement d’une frange de la gauche avec l’islam radical. Une fascination aux racines anciennes : Jacques Vergès, l’avocat anticolonialiste qui en vint à défendre le nazi Klaus Barbie, le terroriste vénézuélien Carlos et le philosophe marxiste (et négationniste) Roger Garaudy se sont tous trois convertis à l’Islam. On notera que ces trois figures controversées de la gauche tiers-mondiste s’illustrèrent par une haine obsidionale d’Israël et des Juifs. À l’évidence, le mythe du Juif d’argent, thème de prédilection de la gauche allemande et française fin de siècle, n’est pas étranger à ces ralliements idéologico-religieux.
D’autres facteurs expliquent le rapprochement stratégique entre la gauche et les banlieues de l’Islam: d’abord, l’abandon par la gauche du prolétariat traditionnel et concomitamment le ralliement du monde ouvrier (blanc) à l’extrême droite populiste ; ensuite, la formation simultanée d’un sous-prolétariat de culture musulmane, réinterprété comme force révolutionnaire de remplacement ; enfin, une réalité plus prosaïque, des changements démographiques qui plaident pour une alliance stratégique avec ces populations issues de l’immigration. C’est le dirigeant trotskiste britannique Chris Harman qui serait le premier militant progressiste à avoir théorisé un rapprochement entre les ambitions révolutionnaires marxistes et celles liées à l’Islam et à la Palestine. Face au renouveau révolutionnaire islamique, il écrit dans un article publié en 1994 dont l’intitulé même est tout un programme Le prophète et le prolétariat : « Là, où les islamistes sont dans l’opposition, notre règle de conduite doit être : avec les islamistes parfois, avec l’Etat jamais ».
Islamo-gauchisme désigne bien pour reprendre P-A Taguieff « une convergence entre intégristes musulmans et groupes d’extrême gauche, à la faveur d’ennemis communs ». On songe évidemment aux Etats-Unis et à Israël, ennemis jurés des islamistes et progressistes de tous bords. On se souviendra qu’en avril 2001, le politiste Pascal Boniface, alors délégué national du Parti socialiste français pour les questions stratégiques, avait théorisé dans une note adressée à François Hollande l’importance du vote communautaire musulman pour asseoir la prééminence du PS. S’il fut amené à démissionner, cette ligne stratégique, que l’on ne saurait qualifier autrement que d’islamo-gauchiste, est bien celle suivie depuis une dizaine d’année par l’ensemble des partis politiques progressistes belges. Compte tenu de la réalité démographique bruxelloise, le vote musulman apparaît déterminant pour qui veut diriger la région ; d’où une surenchère anti-israélienne, d’où surtout un soutien sans faille aux revendications les plus conservatrices de l’électorat à séduire. Par exemple, sur la question du voile en territoire scolaire. Pour preuve, encore, l’opposition de tous les partis progressistes à l’abrogation de l’abattage rituel en (seule) région bruxelloise. Comment ne pas se désoler de voir ces partis, théoriquement laïques et soucieux du bien-être animal, privilégier l’Islam conservateur à l’Islam des lumières ! Ce sont ces postures électoralistes qui peuvent, à mon sens, être qualifiées d’islamo-gauchistes.
En cela, on comprendra aisément que l’islamo-gauchisme n’est en rien un avatar contemporain du judéo-bolchevisme. Que recouvrait, cette antienne de l’antisémythisme nazi, sinon que les Juifs étaient les maîtres d’œuvre de la révolution bolchevique, donc les véritables dirigeants de l’URSS. Or, le concept d’islamo-gauchisme ne ressort en rien de la pensée complotiste. Il ne pose pas les musulmans en patrons de la gauche. Il se borne à décrire les alliances stratégiques entre militants anti-impérialistes et islamistes et/ou dans un sens plus étendu, à désigner toute personne de gauche dont on estime qu’elle serait trop indulgente, pas assez lucide envers les thèses de l’islamisme radical. On se souviendra de l’accueil enthousiaste réservé en Belgique, ici à Tariq Ramadan, là, à Houria Bouteldja et ce, y compris et surtout dans les milieux juifs « progressistes ». En revanche, s’il est un autre concept auquel on pourrait apparenter l’islamo-gauchisme, c’est celui d’islamo-droitisme, étonnante association idéologique rassemblant militants d’extrême droite et islamistes radicaux autour de la haine des Juifs et d’Israël. Le Parti Antisioniste de France qui se créa en 2009 autour d’Alain Soral, de Dieudonné M’Bala, d’Olivia Zemor et du leader des chiites de France, Yahia Gouasmi est l’exemple type de cette entente idéologique. Comme l’énonce Christophe Bourseiller, spécialiste de l’ultragauche, l’islamo-gauchisme et l’islamo-droitisme évoluent bien sur les mêmes terres ethno-différencialistes, tout à la haine des « sionistes », de la laïcité et de l’universalisme républicain.
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