Regards n°1112

Se relever du 7 octobre avec Peggy Sastre

Philosophes, écrivains, artistes, rabbins, chacun a son angle de vue pour aborder le sujet, mais le déchirement, la sensation du sol se dérobant sous les pieds, est commune. À son tour, la journaliste Peggy Sastre a signé un ouvrage très personnel et très réfléchi autour du cataclysme qu’a représenté pour elle le pogrom du 7 octobre. Un combat pour la raison quand l’émotion nous écrase.

C’est un événement qui n’est pas près d’arrêter d’engendrer réflexions, analyses et tentatives pour essayer de cicatriser des plaies. Le 7 octobre n’est pas une simple tragédie humaine, une énumération de nombres – de blessés, de viols, de morts et d’otages –, c’est un bouleversement de certitudes, un renversement de valeurs chez certains, et pour d’autres, la désillusion ou la fin de certaines amitiés. En cette fin 2024, c’était au tour de Peggy Sastre de signer Ce que je veux sauver (Éditions Anne Carrière), un ouvrage profondément personnel et réfléchi, témoignant de l’impact du cataclysme qu’a constitué pour elle le pogrom du 7 octobre.

Docteur en philosophie des sciences, Peggy Sastre est également essayiste et journaliste, et écrit, chaque semaine, dans l’hebdomadaire français Le Point. Dans son livre, elle décrit, avec le langage direct, cru, sans détour qui la caractérise, toutes les émotions qui l’ont traversée, tant à l’annonce qu’à la découverte des scènes de sadisme qui se sont déroulées le 7 octobre, mais aussi et surtout, face aux réactions ahurissantes survenues à travers le monde, notamment en France, où des gens, parfois même ceux qu’elle estimait ou aimait, ont relativisé, en ajoutant des « oui mais » ou des « ils l’ont bien cherché ». Libérale jusqu’à la moelle, Peggy Sastre est adepte de la raison contre les passions, de la mise en garde devant le règne de l’émotion et de la recherche du terrain d’entente. Mais, coup de tonnerre intime, elle avoue, dans son essai, que l’abjection de certaines réactions en est venue à la faire douter.

« Des amis que je me sais incapable de revoir »

« Depuis le 7 octobre, toutes ces briques de mon identité intellectuelle, ce que je suis tout court, me donnent l’impression d’avoir croisé la piste d’atterrissage d’une enclume », écrit-elle. « Je ne sais pas quel terrain d’entente, même en creusant d’un côté de la planète à l’autre, je pourrais trouver avec un type qui appelle ses parents pour leur dire d’être fiers de lui, car il vient de tuer dix Juifs à mains nues – parmi lesquels la femme dont il vient de voler le téléphone qui lui permet d’entendre sa propre mère pleurer de joie à l’autre bout du fil. Pire encore, avec ceux qui légitiment et célèbrent son geste et le qualifient de “juste résistance contre l’oppression”. Depuis le 7 octobre, j’ai des amis – des vrais, des gens avec qui j’ai pu partager des journées pique-nique ou qui ont reçu de ma part des cadeaux à la naissance de leurs enfants – que je me sais incapable de revoir. Parce que je ne vois pas comment je pourrais m’empêcher de leur péter la gueule, ou du moins essayer. » Direct, cru, sans détour, comme annoncé. Et l’essayiste d’admettre qu’elle aussi, s’est ainsi mise à « salement dévisser » et à sentir monter, l’espace d’un instant au moins, « le goût du sang », qui céda sa place à « l’amertume ».

« Un 11-Septembre israélien, un séisme cataclysmique dans l’hubris israélienne, comme les attentats de 2001 l’avaient été pour les États-Unis »

Enfin, et parce qu’il n’est d’autre choix que de sombrer ou de tenter la lumière, Peggy Sastre s’est attelée à écrire afin de, peut-être, se relever. Pour ce faire, elle retrace le chemin intime et intellectuel qui l’a amenée à croire si ardemment en la démocratie libérale. Elle dresse un inventaire de tout ce que ce modèle de société protège et que les obscurantismes cherchent à tuer. Un inventaire de ce qu’il nous faudra donc défendre : Sarah Connor, Salman Rushdie, Stefan Zweig, Benjamin Ferencz (procureur à Nuremberg)… Si la densité et l’abondance des références citées, événements et sujets abordés, sont assez conséquentes, le fil conducteur est très clair. Il s’agit de mettre en lumière comment, dans l’histoire du monde, les totalitarismes se sont imposés : souvent insidieusement, par la lâcheté des uns et la bonne conscience des autres. Mais puisque cet essai fut écrit dans l’urgence, comme un besoin d’attraper une bouée et de retrouver la terre ferme, son objet reste bien ancré dans le présent ; il nous questionne, nous pousse à une lecture attentive des événements qui nous secouent depuis plusieurs années, à la lumière de ceux qui ont fait trembler la terre autrefois. On se replonge dans les attentats contre Charlie ou l’Hyper Cacher, puis dans tous ceux qui suivirent. On retourne aux préludes de la montée du nazisme et de la rage qui se déverserait bientôt sur les Juifs. On se replonge dans l’essence dictatoriale et liberticide du communisme, qui percole jusqu’à aujourd’hui. À la lecture de toutes ces piqûres de rappel, on ne peut s’empêcher de penser combien il est capital d’éviter de faire ce que le monde entier semble nous crier : réduire le 7 octobre à une question juive ou israélienne.

7 octobre : un choc parmi d’autres

Souvenons-nous, en effet, que, dès les premiers jours, le ver était dans le fruit et l’on évoquait « un 11-Septembre israélien », « un séisme cataclysmique dans l’hubris israélienne, comme les attentats de 2001 l’avaient été pour les États-Unis ». Et l’affirmation n’est pas fausse. Mais pour être complet et pertinent, il faut aller au bout du raisonnement. Le 11-Septembre n’a pas seulement bouleversé la vision que les États-Unis avaient d’eux-mêmes et du monde, il a bouleversé l’ensemble de la géopolitique mondiale, et mis en lumière le danger de l’islamisme qui allait s’abattre sur le reste de la planète pour les trois décennies à suivre. Cette date a également entamé la lente fin d’un mythe, celui d’un monde enfin apaisé par la si évidente idéologie libérale qui, puisqu’elle rendait les gens plus libres et plus heureux, ne pouvait que faire tache d’huile. La chimère a survécu encore quelques années et, lorsque la Russie a envahi l’Ukraine en 2022, ce constat s’est douloureusement rappelé au monde occidental : non, la démocratie libérale n’est pas un souhait, un rêve universellement partagé. Il existe des nations pour qui cette conception de la vie en société est non seulement une hérésie et une perversion, mais aussi une menace à combattre et exterminer.

Réduire le 7 octobre au conflit israélo-palestinien est très insuffisant. Car s’il est évident qu’il faudra un jour y offrir une résolution en dessinant un autre rêve que des miradors, des attentats, des mollarchies et des affrontements sans fin, la question va bien au-delà. Ce dont on parle, c’est un monde rétrograde et obscurantiste, violemment réfractaire à toute forme de progrès ou de libertés individuelles, et encore plus aux concepts de démocratie et de droits de l’homme, un monde qui voit une menace dans l’existence d’un petit pays voisin – et, accessoirement, juif – où ces valeurs sont des évidences. Un petit pays voisin où la question n’est pas de savoir s’il faut jeter les homosexuels des toits ou les pendre, mais plutôt de débattre de la légalisation du mariage pour tous. Ce dont on parle, c’est un monde où une mèche de cheveux dépassant du voile peut vous coûter la vie, un monde qui s’oppose et s’attaque à un petit pays où une femme peut être mannequin, étudiante en droit, militaire, actrice – parfois les quatre à la fois – ou cheffe d’État.

La démocratie libérale pour horizon

Derrière les conflits qui agitent la planète, avec leurs enjeux locaux bien spécifiques, ce sont les grandes lignes de fracture du monde qui se dessinent. Car il ne faut pas aller bien loin pour remarquer les chocs tectoniques. En observant notre quotidien d’Occidentaux, le constat est là : les extrêmes montent et tentent de criminaliser les voix dissidentes ou modérées. Une tendance qui ne s’applique pas qu’à des figures politiques et leurs rhétoriques guerrières, mais s’étend au milieu associatif, où émergent des groupes toujours plus virulents, sectaires et tyranniques. Un phénomène que l’on est bien tenté de rapprocher de ce que Peggy Sastre décrit comme : « Cette facilité qu’a notre raison de se mettre en sommeil quand la cause nous semble bonne – le cœur de l’astuce étant que personne ne fait massivement le mal sans être convaincu d’avoir le bon côté de la justice, de la morale, de l’histoire avec soi. » Droite illibérale, fondamentalismes catholiques et protestants, gauche illibérale, et, bien sûr, islamisme, la journaliste nous dresse une liste peu rassurante des menaces qui pèsent.

L’attrait grandissant pour l’autoritaire et le rejet du modèle libéral ont de quoi inquiéter. Et puisque certains semblent avoir oublié ce que le modèle en question a apporté comme droits et bienfaits, Peggy Sastre s’emploie, là encore, aux piqûres de rappel, jugeant que nous ne réalisons même pas notre chance : liberté sexuelle, égalité des sexes et des citoyens, état de droit, présomption d’innocence… Le pessimisme et la lucidité chevillés au corps (les deux vont souvent de pair), l’essayiste souligne qu’il n’est pas de liberté définitivement acquise et qu’il y a, par conséquent, des choses à sauver. Et lorsqu’elle cherche à trouver comment les sauver, c’est évidemment Salman Rushdie qui guide sa plume : « Comment pouvons-nous finir par avoir le dessus ? Je n’en ai pas la moindre idée. Je sais, en revanche, que rien n’effraie plus les certitudes en pilote automatique des fanatiques que l’irréductible intranquillité d’un individu libre. »

Un ouvrage riche et stimulant pour tous ceux qui, depuis plus d’un an, tentent de retrouver la terre ferme.

Écrit par : Sarah Borensztein

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