Art contemporain, anticolonialisme et antisémitisme en Allemagne

Roland Baumann
Cet été, en Allemagne, deux grandes expositions d’art contemporain, témoignaient de dangereuses dérives du discours de décolonisation. Sont-elles l’expression d’un art contemporain Judenrein, au nom de l’anticolonialisme et de l’ouverture aux artistes du Sud ?
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À Cassel, la quinzième édition de la Documenta (18 juin-25 septembre), grand rendez-vous mondial de l’art contemporain, exposait en différents lieux de la ville les créations de plus de 1 500 artistes. La volonté de « décoloniser » la scène artistique, l’ouvrant largement aux pays du Sud, inspirait le programme de cette Documenta fifteen dont la conception était confiée au collectif d’artistes indonésiens Ruangrupa.

Dès le 18 juin, People’s Justice, peinture du collectif indonésien Taring Padi, fait scandale pour son contenu antisémite[1]. Installée sur la Friedrichsplatz, lieu central de la documenta, cette grande bannière évoque la dictature du général Suharto (1965-1998). Parmi les êtres démoniaques incarnant les agents des violences de ce régime sanguinaire figurent un porc marqué d’une étoile de David et de l’inscription « Mossad », ainsi qu’un vampire au nez crochu et avec « SS » écrit sur son chapeau « juif ». Dénoncée par le Conseil central des Juifs en Allemagne et tout d’abord recouverte d’une bâche, la peinture est enlevée le 21 juin sur ordre de la direction de la Documenta. Aussitôt, des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux montrent des artistes manifestant sur la Friedrichsplatz aux cris de « Honte » et « Libérez la Palestine ». Le soutien à la cause palestinienne et la liberté artistique justifient donc la présence d’imagerie antisémite à la Documenta 15 ? Fin juin, Taring Padi présente ses excuses à la Documenta et au public allemand, tout en déclarant : « En tant que collectif d’artistes qui dénonce le racisme sous toutes ses formes, nous sommes choqués et attristés par la fureur médiatique qui nous étiquette comme antisémites ». Pour ces artistes, l’antisémitisme et la Shoah ne sont que des particularités du racisme et du colonialisme occidentaux, qui, depuis si longtemps, dévastent la planète.

Films appelant à la destruction d’Israël

Ruangrupa se trouvait déjà sous le feu des projecteurs pour sa sélection d’artistes anti-israéliens ou partisans du BDS, tel le collectif d’artistes de Gaza The Question of Funding (QoF). Le président du Conseil central des juifs d’Allemagne dénonçait cette sélection d’artistes liés au BDS, campagne de boycott d’Israël jugée antisémite par le Bundestag en 2019. Guernica-Gaza, série de collages de Mohammed Al Hawajri, membre de QoF combine des vues photographiques de Gaza et des forces de sécurité israéliennes avec des reproductions du chef-d’œuvre de Picasso et d’autres icônes de l’art occidental par Delacroix, Millet, Van Gogh… Un « détournement » qui confronte les tableaux des « vieux maîtres » aux images des « maîtres de la guerre » israéliens en action ! Autre source d’irritation : le collectif Subversive Film, basé à Ramallah et Bruxelles, et ses Tokyo Reels, archives de films de propagande palestinienne en 1967-1982, associées à un ancien membre de l’Armée Rouge Japonaise, ce réseau de tueurs responsable du massacre de Lod en 1972. Des films appelant à la destruction de « l’Etat fasciste » israélien et montrés à la Documenta comme les reliques d’un « mouvement de libération mondial ». En juillet, des images antisémites sont repérées dans l’exposition des « Archives des luttes des femmes en Algérie ». Début septembre, le rapport du conseil d’experts appelés à vérifier le contenu de la Documenta suite au scandale, demande d’arrêter la projection des Tokyo Reels faute de contextualisation. La direction artistique de la documenta refuse : Nous rejetons à la fois le poison de l’antisémitisme et son instrumentalisation actuelle, faite pour rejeter la critique de l’Etat israélien du 21e siècle et son occupation du territoire palestinien. Parallèlement, nous adhérons au pluralisme de la Documenta 15 et à la possibilité d’entendre pour la première fois une telle diversité de voix artistiques du monde entier. Dans une lettre ouverte, la communauté des artistes participants à la documenta vilipende les experts dont le rapport marquerait « une dérive raciste dans une structure pernicieuse de censure ». Les signataires expriment aussi leur révolte contre les harcèlements en tous genres dont ils seraient l’objet depuis des mois ! Outre les scandaleux « détails » antisémites, notons que la documenta 15 se caractérisait aussi par l’absence d’artistes israéliens et juifs. Un art contemporain Judenrein, au nom de l’anticolonialisme et de l’ouverture aux artistes du Sud ?

« Réparation décoloniale »

Comme la Documenta 15, la 12e Biennale d’art contemporain de Berlin (11 juin-18 septembre) affirmait ses stratégies de décolonisation des esprits et de résistance au « capitalisme racial ». Selon son commissaire, le plasticien franco-algérien Kader Attia, dont l’œuvre porte sur la mémoire des violences coloniales et la « réparation décoloniale », les blessures accumulées à travers l’histoire de la modernité occidentale, de l’esclavage au colonialisme, ne cessent de hanter nos sociétés. Le capitalisme s’est fondé sur le racisme pour justifier l’extraction des richesses du Sud. Tout au long de l’histoire, l’Occident a aussi dirigé la haine raciale contre certaines de ses populations, tels les juifs européens. « La modernité contient en son sein les graines mêmes du fascisme » précise Attia, citant Aimé Césaire dont le Discours sur le colonialisme comparait nazisme et colonialisme. Pour Attia, seul l’art, par nature imprévisible et incontrôlable, peut résister à « l’obscurantisme politique et religieux » et permet d’échapper au « capitalisme algorithmique et la gouvernance impérialiste, sa complice ». Selon Gabriele Horn, directrice de la Biennale, un processus de réparation décoloniale, nous libérera enfin des modèles coloniaux, ouvrant des possibilités d’action face aux fléaux actuels : discriminations raciales, effondrement climatique, paupérisation, montée mondiale du fascisme, etc.

Messianisme artistique ? Comme à Cassel, le Proche-Orient inspire des œuvres emblématiques. Air Conditioning, de Lawrence Abu Hamdan, illustre les violations israéliennes de l’espace aérien libanais en 2007-2021. Puisant ses données dans la bibliothèque numérique de l’ONU, l’artiste s’aide du logiciel d’animation 3D Houdini pour créer une très longue image panoramique dont chaque centimètre correspond à une seule journée dans le ciel libanais. L’artiste visualise ainsi la pollution sonore de l’air, sous la forme de nuages inquiétants qui bouchent l’azur du ciel. Le site web Air Pressure analyse la chronologie de cette « violence atmosphérique » israélienne dont l’artiste compare les effets à ceux d’une énorme conflagration ! L’installation vidéo Oh Shining Star Testify de Basel Abbas et Ruanne Abou-Rahme, vivant entre New York et Ramallah, utilise des images de vidéosurveillance israélienne pour évoquer la mort de Yusef Al-Shawamreh, 14 ans, abattu le 19 mars 2014 après avoir franchi la clôture de sécurité pour cueillir des cardons, l’Akkoub, plante sauvage importante dans la cuisine palestinienne. Erasing the Green de l’artiste new-yorkaise Dana Levy, « fille d’un couple égypto-allemand », dénonce la dégradation des terres palestiniennes occupées et l’effacement graduel de la « Ligne verte » au profit des colons israéliens. Divers documents (photos, cartes, etc.) accompagnent une vidéo sur le processus d’exclusion des agriculteurs palestiniens de leurs terres ancestrales. Œuvre de cette même artiste israélienne, History Lessons, se compose de 77 diapositives de lanterne magique, images fugitives de paysages naturels et de natifs d’Amérique et de la « Pre-Israel Palestine ».

Au contraire de la Documenta fifteen, la Berlin Biennale expose des israéliens, dont Eyal Weizman, directeur de Forensic Architecture, Uriel Orlow, ou Ariela Azoulay, des artistes dont le discours « décolonial » ne cesse de dénoncer la politique d’Israël, puissance coloniale pratiquant l’apartheid. Cette Biennale s’accompagnait de colloques scientifiques sur de grandes thématiques liées à la décolonisation (ex. « écologies impériales »), mais, visibles online ces exposés, plus ou moins académiques, semblaient surtout vouloir cautionner les stratégies de « réparation décoloniale » et mettre à bas l’universalisme occidental.

[1] Julia Christ, « promenade dans le nouveau monde de l’antisémitisme » dans La revue-K, 6 juillet 2022 : https://k-larevue.com/documenta-fifteen-promenade-dans-le-nouveau-monde-de-lantisemitisme/

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