Le 12 février 2019, les ingénieurs Jean-Marc Jancovici et Philippe Bihouix rappelaient, au micro de la chaîne internet Thinkerview, la peur de la mort qui obsède les milliardaires transhumanistes de Californie.[1]
Dans le documentaire produit par Michael Moore « Planet of the humans » (juillet 2019), le professeur Sheldon Solomon (psychologue social, Skidmore College) confirmait au micro de Jeff Gibbs que le problème majeur de notre humanité moderne était le refus de la condition mortelle et que sans solution à ce problème, nous n’irions nulle part, notamment en matière d’écologie.
En 2017, dans son spectacle « Je parle toute seule », c’était la brillante Blanche Gardin qui exprimait, avec l’humour tragique et délicieux qui est le sien, sa perplexité face au transhumanisme de la Silicon Valley qui désire supprimer la (sa) mort elle-même, quand « les trois quarts des habitants de cette planète [ont] l’espérance de vie d’un labrador cancéreux ».
Scientifiques, documentaristes, artistes, ils sont de plus en plus nombreux à aboutir au même constat.
Or, lorsque l’on s’attarde sur les différentes crises identitaires qui nous ont déchirés ces dernières années dans le débat public, on peut vraisemblablement établir un lien, pour un certain nombre d’entre elles, entre cette peur viscérale de ne plus être et une problématique généralisée du rapport au corps.
Plusieurs de ces crises sont, en effet, liées à l’anatomie, à la biologie, des disciplines soumises à des règles immuables, dont celle de la finitude, mais pas que. Nous venons au monde sans avoir de prise sur notre patrimoine génétique. Notre couleur, notre sexe de naissance, notre anatomie en générale, restent des données hors de notre contrôle et choisies par la loterie des chromosomes.
On voit, bien sûr, arriver avec gros sabots la comparaison avec Aldous Huxley (l’actualité entourant le Prix Nobel attribué pour la découverte des « ciseaux génétiques » rattrape, d’ailleurs, la fiction). Mais au-delà du fantasme plus que probable de nos amis de la Silicon Valley pour qui l’humain doit ressembler à un abonnement numérique avec Free Pack, Options, Premium Pack et ses déclinaisons, la confrontation à la biologie et ses questions semble être devenu le bidon d’essence de tous les allumés.
Du milieu religieux qui se refusera à toute compréhension de l’IVG (« Dieu donne, Dieu reprend ») aux bigots du Saint-Progrès pour qui les limites intrinsèques du vivant sont, par définition, une injustice, il devient difficile de s’entendre penser quand on parle du corps. Que le monde des religions s’oppose à la science, c’est, malheureusement, une vieille tradition. Mais que des groupes extérieurs à ce champ de pensée réagissent de façon aussi violente a de quoi surprendre.
Des bûchers numériques au nom du progrès
Andrew Doyle, journaliste, essayiste et comédien britannique aux tendances politiques assumées comme socialistes déclarait au micro de l’animateur américain Dave Rubin, dans le Rubin Report du 1er mars 2020, qu’il était toujours sidéré de voir que les plus grands élans de haine et de violence verbale sur les réseaux sociaux, venaient de la sphère des nouveaux « Social Justice Movements », un ultra-progressisme prétendant se battre pour la justice et l’égalité entre tous.
Ainsi, observait-il, les « bullies » (harceleurs) seraient désormais souvent issus de groupes qui devaient s’en prémunir au départ (féministes, militants LGBT, antiracistes).[2] Dans la lignée de son travail de comédien, il a, d’ailleurs, créé un personnage satirique sur Twitter, censé caricaturer les dérives d’un progressisme qui a perdu la raison : Titania McGrath. Une citation du personnage postée le 12 septembre dernier permet vite d’en cerner les contours humoristiques : « La plus grande menace à la diversité vient de ceux qui ne partagent pas la totalité de mes opinions »[3]
Il faut dire, en effet, que les bûchers numériques deviennent légion. Pour exemple, l’écrivain J. K. Rowling, auteur de la saga Harry Potter, subit depuis plusieurs mois un véritable lynchage d’internautes et de personnalités. Son crime ? Avoir ironisé sur un article qui parlait des « personnes ayant des menstruations » en rappelant qu’on appelait cela des « femmes ». Les accusations de transphobie n’ont pas tardé à pleuvoir, y compris dans le camp féministe où certaines ont vraisemblablement oublié que, de tout temps, le corps des femmes ainsi que leurs saignements ont constitué la base de leur mise à distance par le monde masculin. Pour la petite histoire, le judaïsme est en bonne place pour le savoir, tant son rapport aux fluides corporels a été problématique (et le reste encore aujourd’hui dans les franges les plus conservatrices).
Mais aujourd’hui, le corps pose problème à tous les niveaux de débat. La couleur de peau, dont nous tentions de nous émanciper devient, plus que jamais, déterminante de qui nous sommes. Les discussions autour de la PMA et la GPA s’enflamment tout autant. Côté féminisme, les femmes sont essentialisées comme victimes permanentes face à des hommes presque génétiquement bourreaux. Bien des questions méritent d’être posées sur tous ces sujets, mais rien n’y fait : on ne parle plus, on part en croisade. La science est adoubée quand elle fait des humains++, vomie quand elle rappelle les contraintes d’un monde fini et imparfait (ou l’inverse).
Ne pas céder à la tentation génétique
« Et les Juifs, dans tout ça ? » Si, comme le père de votre servante le disait régulièrement « il y a des cons partout, et on ne fait pas exception », force est de constater que, pour l’heure, les communautés juives semblent se tenir hors de « l’hystérie biologique » collective. Comme dans de nombreuses cultures, le corps des femmes peut rester un problème ou un objet de discussion dans les groupes plus orthodoxes. En revanche, le rapport au corps, à l’apparence au sens large, reste assez particulier du point de vue de la judéité puisqu’il s’agit d’une différence invisible, à moins de sortir en rue avec force barbes, kippas et caftans. Quant à la différence anatomique de ces messieurs, elle ne se montre pas à n’importe qui ! Mais elle n’est, surtout, pas innée. Elle est acquise, transmise par la main de l’homme, non par ses gènes. Nuance capitale qui permet, peut-être, de naviguer plus facilement dans l’entre-deux, au milieu de toutes les couches qui fondent une identité, quelle qu’elle soit.
Nuance à cause de laquelle, aussi, sans doute, le combat contre l’antisémitisme semble si peu excitant pour tout un pan de l’antiracisme actuel : L’indigénisme étant passé par là, l’ère du temps est à la lutte pour les différences dont on ne peut s’extraire en raison du corps et de l’ADN. Dès lors, il est sans doute difficile de concevoir que pour certains, croyants ou athées, il est aussi des différences que l’on ne voit pas et dont on peut s’extraire en société, mais qui nous suivent et nous lestent, qu’on le veuille ou non, en raison de l’Histoire, de la Mémoire et du regard de l’Autre, quand bien même celui-ci ne nous verrait pas.
Cela étant, ne perdons pas de vue l’élément de la matrilinéarité, qui peut rapidement s’avérer un terrain glissant en la matière… Ainsi, s’il semblerait que, pour le moment, le bateau identitaire ait encore l’air de tenir bon, rien n’est acquis, et aucun groupe ne doit se croire hors d’atteinte de théories douteuses. Les Juifs auraient tort de s’en croire immunisés pour toujours en raison de leur passé tragique, car le souvenir des ravages du racisme dans l’Histoire de l’Homme n’empêche pas, aujourd’hui, des minorités de brandir des idéologies racialistes en croyant voir leur salut dans ce mirage.
Rester sur ses gardes est donc primordial, car il est à redouter qu’un jour, le monde juif ne bascule, lui aussi, dans cette obsession malsaine des gènes et des races.
Accepter la contrainte pour s’émanciper
Comment apaiser notre rapport à la science, à la couleur de peau, à notre sexe ou à nos ascendances familiales et notre Histoire ?
De toute évidence, ces contraintes identitaires créent, pour certains, un sentiment d’emprisonnement insupportable que seules les réactions brûlantes que nous constatons tous les jours semblent pouvoir soulager. Notre erreur a peut-être été, dans bien des aspects de nos vies, d’opposer contrainte et progrès. L’humanité ne pourrait avancer sans s’arracher violemment à toutes ses entraves biologiques en les occultant ou, au contraire, en en faisant la définition pleine et entière de son être. En réalité, cette opposition entre le monde de l’acceptation résignée et celui de l’émancipation par le dépassement n’a sans doute pas lieu d’être.
Car même les plus mauvais coucheurs des réactionnaires auront un frisson le jour où l’Homme posera le pied sur Mars. Et, bien évidemment, si un jour, nous parvenons à isoler et modifier le gène responsable de la mucoviscidose, la question de la modification génétique sera posée par de nombreux intervenants de tous bords religieux et politiques. Mais gardons à l’esprit que le progrès scientifique n’est possible que par la connaissance des lois qui régissent le vivant et la matière. Partant de là, au-delà de « réapprendre à accepter de mourir », il nous faut peut-être réapprendre à quel point, dans bien des domaines, y compris celui de l’identité, l’acceptation de la contrainte peut souvent mener à l’émancipation.
La fameuse résilience, qui, pour beaucoup, est devenue une valeur cardinale, c’est accepter ce qui a été et ne peut être effacé, ce qui est et ne peut être modifié, et faire de ces états de fait, douloureux ou non, une force pour aller vers du mieux. C’est faire de ces poids, non la définition de son être, mais un enrichissement de sa propre vision du monde et de son désir de mouvement.