Golda, les Juifs et l’appropriation culturelle

Nicolas Zomersztajn
En reprochant à un cinéaste israélien l’attribution du rôle de Golda Meir à une actrice non-juive, des artistes juifs ont brandi l’anathème de l’appropriation culturelle et du « Jewface ». En succombant à cette obsession identitaire, non seulement ils oublient qu’un acteur et une actrice jouent un rôle mais ils enferment les Juifs dans un ghetto identitaire dont ils se sont vigoureusement extraits depuis deux siècles.
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Prévu pour cette année, Golda est un film britannique réalisé par le cinéaste israélien Guy Nattiv. Sous forme de thriller, ce film consacré à Golda Meir se penche sur sa responsabilité dans les défaillances et les erreurs stratégiques des autorités israéliennes à la suite l’attaque égyptienne et syrienne ayant mené à la Guerre du Kippour en octobre 1973. Golda Meir y est interprétée par l’actrice britannique Helen Mirren. Sans le vouloir, cette actrice talentueuse a déclenché une polémique aussi inattendue qu’absurde : des acteurs non-juifs peuvent-ils interpréter des personnages juifs ?

Cela commence par un article publié le 3 janvier 2022 dans l’hebdomadaire britannique juif The Jewish Chronicle où plusieurs personnalités juives du théâtre et du cinéma étaient sollicitées pour commenter les déclarations d’une actrice non-juive qui se demandait très sérieusement si elle était la mieux placée, en tant que « chrétienne pratiquante », pour jouer le rôle d’une mère juive qu’elle a tenu de 2011 à 2020 dans Friday Night Dinner, une sitcom britannique sur les dîners de shabbat d’une famille juive de Londres. A cette occasion, l’actrice juive britannique Maureen Lipman en a profité pour critiquer l’attribution du rôle de Golda Meir à Helen Mirren parce qu’elle est non-juive. Loin de remettre en cause le talent de cette dernière, Maureen Lipman estime que la judéité de Golda Meir est essentielle : « Je suis persuadée qu’elle sera excellente dans le rôle

mais la judéité de Golda Meir fait partie intégrante du personnage ». Cette déclaration n’a pas manqué de faire réagir. Stephen Pollard, ancien rédacteur en chef du Jewish Chronicle a écrit sur Twitter que Maureen Lipman ne « pourrait être davantage dans l’erreur à ce sujet. Si l’on suit sa logique, le seul personnage qu’un acteur puisse interpréter, c’est lui-même » !
Ce n’est pas la première fois que Maureen Lipman dénonce l’attribution de personnages juifs à des acteurs non-juifs. En août 2019, elle avait cosigné une lettre ouverte reprochant à la production de la comédie musicale Falsettos (qui raconte l’histoire d’une famille juive new-yorkaise dysfonctionnelle) de ne pas avoir confier la mise en scène ni aucun rôle à un Juif ou une Juive. Les auteurs de cette lettre ouverte accusent les producteurs de Falsettos de faire preuve « d’un manque étonnant de sensibilité culturelle et, au pire, d’une appropriation culturelle et d’un effacement manifeste d’une culture et d’une religion de plus en plus confrontées à une crise ». L’anathème de « l’appropriation culturelle » est ainsi jeté par des Juifs contre des producteurs, des réalisateurs, des scénaristes et des acteurs non-juifs. Ces derniers sont accusés de capter et d’exploiter sans autorisation et sans témoigner la moindre attention des références culturelles appartenant à une minorité, ce qui reproduit envers celle-ci un processus raciste de domination et d’exploitation. Mais ce n’est pas tout. Cette lettre ouverte brandit aussi le terme « Jewface », comme s’il y avait une pratique antisémite consistant à se grimer le visage en juif et à jouer de façon caricaturale et grotesque des Juifs (version juive du Blackface). La lettre ouverte se termine en soulignant que « les Juifs sont les oubliés de ce débat important et nécessaire » sur la représentation des minorités dans le monde du spectacle.

« Jewface »

En octobre 2021, la comédienne américaine Sarah Silverman a repris cette accusation pour dénoncer les castings de type « Jewface » à Hollywood après que Kathryn Hahn (catholique) ait été choisie pour incarner la défunte humoriste juive américaine Joan Rivers dans un film biographique qui lui est consacré : « On pourrait dire, par exemple, qu’un non-Juif jouant correctement Joan Rivers ferait ce qu’on appelle en réalité un “Jewface” ».

Sarah Silverman - Tinseltown / Shutterstock.com

Elle a ajouté que les Juifs doivent se mobiliser pour une meilleure représentation dans l’industrie du divertissement. « En ce moment, la représentation compte. Il faut qu’elle compte enfin pour les Juifs. Surtout les femmes juives ». S’il existe des domaines où la question se pose avec acuité, c’est bien le monde du spectacle (théâtre, cinéma, musique, danse, etc.). Lieu de représentations par excellence, il est plus que jamais sommé d’offrir une juste représentativité aux minorités. « Je peux entendre un des arguments de ces actrices juives lorsqu’elles soulignent que toutes les minorités exigent dorénavant que les personnages qui les représentent soient interprétés par des actrices et des acteurs issus de ces minorités. Elles déplorent que cette exigence vaut pour toutes les minorités sauf pour les Juifs. Elles n’ont pas tout à fait tort et la liste des films et des séries où les personnages juifs sont interprétés par des non-Juifs sont nombreux », reconnait Brice Couturier, essayiste, producteur d’émissions sur France Culture et auteur de Ok Millennials ! Puritanisme, victimisation, identitarisme, censure… L’enquête d’un « baby boomer » sur les mythes de la génération woke, (éd. L’Observatoire). « Mais de là à parler de Jewface, il y a un pas que je ne franchirai pas. Que d’autres minorités jouent la carte de l’appropriation culturelle pour avoir des rôles, de la reconnaissance sociale et du public, je peux le concevoir mais que des Juifs en arrivent aussi à penser que les productions culturelles juives appartiennent aux seuls Juifs, c’est une folie quand on sait que les Juifs ont été en Europe et en Occident les principaux agents des échanges entre cultures là où les nationalistes veulent les figer ou empêcher qu’elles communiquent entre elles ».
La question de la représentation des minorités ne se serait pas posée dans ces termes il y vingt ou trente ans. C’est la politique des identités née aux Etats-Unis qui a amplifié l’idée selon laquelle les cultures des minorités doivent être défendues en tant que telles et que les créations culturelles relevant de ces minorités leur appartiennent exclusivement. Cette idée complètement folle se heurte au dialogue incessant qu’entretiennent toutes les cultures à travers le monde. Elles se développent à travers des échanges. « En tenant ce type de propos, ces actrices juives s’instituent en représentants d’une supposée communauté », estime Nathalie Heinich, sociologue française directrice de recherches au CNRS et auteure de nombreux travaux sur l’identité (notamment Ce que n’est pas l’identité, éditions Gallimard). « Dans ces deux cas, elles prétendent parler au nom des Juifs alors que personne ne leur a donné mandat. Cela traduit une forme d’autoritarisme et de prétention à édicter la vérité de tout un ensemble de personnes en parlant en leur nom. Je ne me sens absolument pas représentée par leurs propos, ni en tant que femme ni en tant que Juive, ni même en tant qu’être humain ! Ces actrices juives peuvent avoir leur opinion personnelle sur cette question mais elles ne peuvent s’ériger en gardiennes des valeurs de la communauté à laquelle elles appartiennent. De cette manière, elles ne font que suivre une politique identitariste consistant à ramener autoritairement les êtres à une identité donnée une fois pour toutes, quelles que soient les circonstances, et qui porte atteinte à notre liberté de jouer avec les différentes facettes de notre identité en fonction du contexte ».

Culture de la censure

Brandir la notion d’appropriation culturelle, c’est sous-entendre que les cultures disposeraient de propriétaires légitimes et exprimer en des termes progressistes et antiracistes des conceptions conservatrices véhiculées par les tenants du repli sur soi. « Insinuer qu’une culture serait le propre d’un groupe n’est pas très éloigné des positions d’unTrump ou d’un Salvini », affirme Anne-Emmanuelle Berger, professeur de littérature française d’études de genre à l’Université Paris VIII. « Cet effet de miroir devrait faire réfléchir. Comme toutes les formules choc, la notion d’appropriation culturelle aide à combattre, moins à penser. Elle simplifie, fige, réifie. Et contribue donc à ériger de nouvelles frontières ». Cette notion crée aussi une culture virulente de la censure visant souvent des auteurs ou des artistes n’ayant rien fait de mal. « A force de chercher des problèmes là où il n’y en a pas, les pourfendeurs de “l’appropriation culturelle” finissent par attaquer des gens ou des institutions irréprochables n’ayant tenu aucun propos raciste, homophobe ou sexiste », observe Nathalie Heinich. « J’y vois surtout une forme de domination par la victimisation. En se présentant comme victime de racisme ou de discrimination, souvent de manière imaginaire, ils peuvent adopter des positions extrêmement dominantes en censurant autrui, réclamant son licenciement ou le bannissant définitivement. Ce qui met en exergue le lien indissociable entre la cancel culture, c’est-à-dire la culture de la censure, et la notion d’appropriation culturelle ».
Les querelles liées à l’appropriation culturelle se sont multipliées ces dernières années au cinéma, au théâtre, dans la mode, en gastronomie et en littérature. Si elles semblent incompréhensibles pour une grande majorité de personnes, elles ne sont pas pour autant insignifiantes au regard des conséquences qu’elles impliquent en ce qui concerne la nature de ces différentes activités. Car s’il s’agit d’appliquer les canons de l’appropriation culturelle, seuls le ressenti, l’expérience vécue et l’authenticité deviennent les critères de vérité et de légitimité garantissant la justesse du discours ou du regard sur le groupe auquel un individu appartient. Or, l’essence même du métier d’acteur n’est-il pas d’incarner quelqu’un d’autre que soi-même ? C’est sûrement nier l’art du jeu de l’acteur que de suggérer que les gens ne devraient jouer que des rôles auxquels ils ont un lien identitaire direct. La conclusion logique de cette conception curieuse du jeu d’acteur est que les acteurs ne devraient vraiment représenter qu’eux-mêmes. 

De quel droit Rod Steiger jouait-il un rabbin hassidique dans The Chosen (L’Elu) ? Avait-il l’expérience vécue d’une communauté juive ultra-orthodoxe ? Et que faisaient donc Kirk Douglas, un Juif newyorkais originaire d’Ukraine, dans le rôle d’un prince norvégien, et Tony Curtis, un autre Juif newyorkais originaire de Hongrie dans le rôle du fils naturel d’un roi de Suède et du Danemark dans The Vikings ? Ces rôles n’auraient-ils pas être dû être confiés à des acteurs scandinaves dignes descendants des guerriers Vikings ? Ils en avaient tous les droits, précisément parce qu’ils sont acteurs et que leur vocation est de jouer, non pas d’être. « Il est évident qu’un acteur joue un rôle. Par définition, il n’est pas le personnage qu’il interprète », souligne Nathalie Heinich. « C’est pourquoi je suis stupéfaite d’entendre des actrices et des acteurs dont les propos trahissent à ce point leur incompréhension de ce qu’est leur métier d’acteur ». Cela vaut aussi pour les films biographiques comme celui consacré à Golda 

Kirk Douglas, Juif newyorkais incarnant le prince Einar dans The Vikings

Meir. « Dans les films biographiques, il importe de faire la différence entre le personnage du film et l’acteur qui l’incarne mais aussi la différence entre le personnage réel objet du film et le personnage tel que la narration du film le construit », poursuit Nathalie Heinich. « Et à cet égard, les tenants de l’appropriation culturelle sont incapables de saisir ces différences fondamentales, ce qui témoigne de leur part d’une absence d’agilité intellectuelle et d’une incapacité de se mouvoir dans les différents plans de réalité ».

Confondre réalité et fiction

Le cinéma, le théâtre et la littérature perdront leur raison d’être si nous sacrifions l’imagination à l’identité, si nous exigeons des auteurs et des artistes une « authenticité » plutôt que des œuvres et des performances convaincantes et empathiques. « Impossible pour ma part de rendre rationnel le point de vue de personnes qui confondent réalité et fiction artistique. Il faut mettre fin au communautarisme au cinéma, au théâtre ou dans toute œuvre de fiction. Une fiction n’est pas la réalité ! Ou sinon …pousser la logique vers le non-sens du Chacun chez soi », résume David Strosberg, metteur en scène, directeur du théâtre Les Tanneurs entre 2009 et 2017 et responsable l’atelier théâtral du CCLJ. « Les auteur(e)s se plieront alors à l’injonction de n’écrire que sur leur groupe d’appartenance et pour leur groupe d’appartenance. Les organes de presse veilleront à n’envoyer au cinéma ou au théâtre que des critiques du même groupe que les artistes. Seules les femmes pourront parler des femmes, les hommes des hommes. Seuls les asiatiques pourront monter des pièces parlant des asiatiques. Cela vaut aussi pour les noir(e)s et les Arabes. Les non-Juifs s’abstiendront de tout discours sur la Shoah et toute prise de parole sur le Coran sera interdite à ceux qui ne s’y soumettent pas. Quand il s’agira de mettre en scène ou de jouer Shakespeare ou Racine, metteurs en scène et acteurs non-blancs, hommes ou femmes, devront s’abstenir, c’est logique. Pour les animaux qui souhaitent écrire sur les animaux, considérant les difficultés physiques qu’ils ont à manier le stylo ou le clavier, un recours humain sera toléré. Mais tout texte touchant à la boucherie sera écrit par un boucher. Et pour jouer un boucher, il faudra un boucher.
Si un cadavre doit figurer sur scène, le plus simple serait de passer un accord de production artistique avec une morgue ! De grâce, restons sérieux ».
Cette polémique absurde sur la judéité de l’actrice incarnant Golda Meir est le symptôme du climat hystérique de revendications identitaires des minorités dans lequel des Juifs peuvent être tentés de suivre cet embrigadement communautariste. Loin de favoriser la créativité et l’ouverture sur le monde, l’appropriation culturelle exacerbe surtout les tensions et alimente la croyance destructrice selon laquelle chacun doit rester dans sa propre bulle identitaire et ne jamais regarder dans celle des autres. 

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Micheline Mardulyn
Micheline Mardulyn
2 années il y a

Bien d’accord; j’avais deja été horrifiée d’entendre des commentaires sur un role de lesbienne interprété par une actrice qui ne l’était pas: il faut arrêter ces absurdités. Merci de votre artice

Marie Swinnen
Marie Swinnen
2 années il y a

Merci pour cette analyse intelligente et élaborée d’une question ô combien d’actualité…

Louise
Louise
2 années il y a

Si Madame Golda Méïr devait savoir que notre communauté n’a rien organisé pour la fête de l’indépendance de l’Etat d’Israël, elle se retournerait dans sa tombe.
Honte à celles et ceux à qui incombaient la charge de fêter dignement notre second pays et qui ont préféré, par facilité ou incompétence, ne rien entreprendre.
Qu’elles et ils aient au moins un peu d’honneur et qu’elles et ils fassent un pas de côté.
Louise

Bruckner @ Mahler and Co
Bruckner @ Mahler and Co
3 mois il y a

Je ne suis pas de votre côté (doux euphémisme), mais en lisant (par hasard) en diagonal votre propos, j’y perçois une mesure et une justesse qui trop souvent hélas me fait défaut !

Bruckner @ Mahler and Co
Bruckner @ Mahler and Co
3 mois il y a

Me font !

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