Cette « terre de sang », comme la désigne l’historien américain Timothy Snyder, fut pour les Juifs à la fois un formidable espace d’épanouissement religieux (hassidisme), culturel (les Lumières juives) et politique (sionisme) et une aire géographique de persécution marquée par des pogroms, des massacres de masse et un génocide. Loin d’avoir la nostalgie d’un paradis perdu, les Juifs originaires d’Europe orientale observent donc la situation en Ukraine avec lucidité, clairvoyance, et parfois avec une circonspection justifiée par l’histoire.
Entre 1648 et 1651 lors de la révolte cosaque déclenchée par Bogdan Khmenlnitski, des dizaines de communautés juives sont détruites et des milliers de Juifs massacrés. Au 18e siècle, une nouvelle révolte cosaque cause à nouveau la mort de milliers de Juifs en Ukraine. Jusqu’à la Révolution bolchevique de 1917, des pogroms éclatent dans cette province de l’Empire tsariste située au cœur de la « Zone de résidence » où sont cantonnés les Juifs. Avec la guerre civile (1917-1921) qui suit la Révolution d’octobre, les Juifs d’Ukraine subissent la vague de massacres la plus importante de leur histoire. Les armées blanches du général Denikine, les armées de la République d’Ukraine menées par Simon Petlioura et les troupes irrégulières de soldats et de cosaques massacrent plus de 60.000 Juifs. Lorsque l’Allemagne nazie se lance à l’assaut de son espace vital en 1941, l’Ukraine devient le théâtre d’opération des Einsatzgruppen SS assassinant « par balles » plus d’un million de Juifs. Jamais cette extermination n’aurait été possible sans la collaboration active des Ukrainiens avec les nazis.
Avec un passif aussi lourd, quel Juif aurait pu imaginer dans ses rêves les plus fous que l’Ukraine soit un jour dirigée par un président juif élu démocratiquement et que celui-ci incarne le patriotisme et la résistance face à l’envahisseur russe ? Aucun. Nous sommes donc en train de vivre un moment rare et inédit où les hommes montrent qu’ils ne sont pas condamnés à reproduire les schémas de pensée ni les crimes de leurs ancêtres. L’élection d’un Juif à la tête de l’Ukraine n’effacera ni l’antisémitisme ni l’expérience historique tragique des Juifs dans ce pays mais son impact sur le présent et l’avenir conjugué à l’élan inédit de solidarité juive envers les Ukrainiens participe d’une redéfinition des relations entre Juifs et Ukrainiens.
Si Volodymyr Zelensky est devenu un symbole face à l’Histoire, il est difficile d’en dire autant à propos des quelques oligarques juifs entretenant des liens étroits avec Vladimir Poutine. Certains se sont transformés en philanthropes très généreux envers des organismes juifs et d’autres se sont hissés à la présidence d’organisations représentatives des communautés juives. Avec la guerre en Ukraine, nous sommes donc en droit de nous interroger sur la présence d’un homme comme Viatcheslav Moshé Kantor à la tête du Congrès juif européen. Déjà en janvier 2018, dans une dépêche de Reuters, le nom de ce milliardaire russe « roi de l’engrais » figurait sur la liste de dirigeants et d’oligarques russes identifiés par le département du Trésor des Etats-Unis comme proches du Kremlin. Depuis qu’il préside le Congrès juif européen, ce thuriféraire de Poutine n’hésite pas à le présenter comme le champion de la lutte contre l’antisémitisme alors que de nombreux organes « d’information » officiels ou proches du Kremlin usent en toute impunité d’une rhétorique antisémite. Est-il le mieux placé pour représenter les Juifs d’Europe et les valeurs démocratiques auxquels ils sont viscéralement attachés ? Ce débat ne changera pas le cours de la guerre en Ukraine mais il doit rappeler à nos dirigeants communautaires que les institutions juives n’ont pour vocation d’être associées à un régime mêlant nationalisme exacerbé, autoritarisme et mépris de la démocratie libérale et de l’Etat de droit.