Les Juifs ou le complexe du caméléon

Si le conformisme et le mimétisme constituent peut-être un des aspects les moins explorés de l’émancipation des Juifs, ils n’en demeurent pas moins les plus fascinants et les plus féconds de la condition juive moderne. Car aussi paradoxal que cela puisse paraître, même en cherchant à devenir comme les non-Juifs, c’est-à-dire à s’assimiler, les Juifs ne font qu’affirmer leur singularité. Comme si leur désir de nier les différences l’empêche de les faire disparaître. Toutefois, ce paradoxe n’a pas remis en cause leur extraordinaire volonté d’être au monde comme les autres et parmi les autres en dépit des préjugés antisémites qui présentent les Juifs comme des êtres imbus de leur qualité de « peuple élu » refusant de se fondre dans les sociétés où ils vivent et complotant en vue de leur destruction pour mieux dominer le monde.

Si le Juif moderne devait apparaître dans un bestiaire, ce n’est pas sous la forme d’une araignée ni d’une pieuvre cherchant dévorer leurs proies dans ses pattes ou ses tentacules pour mieux dominer le monde, mais plutôt sous celle d’un caméléon inoffensif. C’est d’ailleurs cette thématique qu’exploite avec talent Woody Allen dans son film Zelig. Dans ce film sorti en 1983, la fiction prend la forme d’un documentaire où alternent interviews contemporaines de personnalités, témoins de l’époque ou spécialistes, et images d’archives commentées en voix off. L’histoire, présentée comme authentique, raconte les mésaventures d’un employé new-yorkais atteint d’un mal très rare : le complexe du caméléon.

Après être apparu sous les traits d’un riche aristocrate, d’un gangster italo-américain, d’un musicien noir trompettiste de jazz, puis d’un Chinois de New York, Zelig est arrêté, puis étudié par Eudora, une psychiatre de son état. Elle seule peut comprendre l’origine de ces métamorphoses incontrôlables (Zelig devient obèse au contact d’un obèse, des moustaches lui poussent quand il parle à un Français, etc.) : toutes ces transformations découlent du besoin d’amour du personnage. Malgré un début de traitement, les modifications physiques se multiplient, car la demi-sœur de Zelig exploite son infirmité pour en faire un monstre de foire. Après de multiples rebondissements, l’amour triomphe de ce handicap. Eudora et Leonard se marient et peuvent enfin mener une existence discrète. Zelig est redevenu lui-même, il est une personne qui assume ses paradoxes et admet son désir de reconnaissance qui passe par l’image et qui revendique dans le même temps l’anonymat.

Avec ce faux documentaire sur un homme caméléon capable de toutes les transformations, Woody Allen signe non seulement l’un de ses films les plus personnels, mais aborde de manière originale un aspect essentiel de l’identité juive contemporaine. Les métamorphoses de Zelig visent à s’intégrer, mais surtout à le faire disparaître, à devenir anonyme au milieu des autres. En effet, Zelig soufre de ses origines juives et de la stigmatisation qui en découle. Il veut ainsi se fondre dans la masse, la norme. Paradoxalement, il voudrait à la fois disparaître et être reconnu. « C’est sécurisant d’être comme les autres ! Je veux être aimé », affirme Zelig aux personnes qui s’interrogent sur sa maladie mentale. 

Irving Howe, critique littéraire et spécialiste de littérature yiddish qui est convoqué pour disserter sur l’existence de Zelig et sur ce qu’il aurait apporté à l’humanité met en exergue cette particularité juive : « Quand j’y pense, il me semble que son histoire reflète une part importante de l’expérience juive en Amérique, ce besoin pressant de s’intégrer, de trouver sa place et de s’assimiler à la culture américaine. Zelig, voulait s’assimiler comme un fou ».

Cette étude s’attache à saisir l’assimilation, ce besoin typiquement juif de s’intégrer à la société dans laquelle ils vivent. Si cet élan se heurte à des obstacles, des difficultés des résistances, voire des impasses, il constitue toutefois un processus continu qui ne s’est pas interrompu avec la Shoah et la création d’un Etat-nation du peuple juif. Au 21e siècle, comme à la fin du 19e siècle, les Juifs s’identifient pleinement aux sociétés au sein desquelles ils vivent même s’ils préservent leur singularité et assurent une continuité juive.

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