Polanski : peut-on séparer l’homme de l’oeuvre ?

Perla Brener
Les faits. Le 13 novembre 2019 sortait sur les écrans le très attendu J’accuse de Roman Polanski, alors que quelques jours plus tôt un nouveau témoignage d’une femme accusant le réalisateur de l’avoir violée faisait le tour des médias. Entre « film de génie » pour les uns, « devoir de boycott » pour les autres, d’inévitables questions se posent : le propos du film (l’antisémitisme) vaut-il que l’on s’y attarde en séparant l’œuvre de son auteur ou celle-ci ne fait-elle qu’un avec l’artiste ? Aller voir le film équivaut-il à se rendre complice des actes de son réalisateur ? Journalistes, philosophe et militante féministe nous ont donné leur avis.
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« Je ne vois pas au nom de quoi, de quelle censure et de quel critère, on interdirait une œuvre d’art », relève Samuel Blumenfeld, journaliste culturel au Monde. « Le critère qui nous est avancé ici, c’est la moralité supposée ou non avérée du créateur de J’accuse. Mais si on commence à mettre son doigt là-dedans, on risque de rentrer dans un engrenage infernal et de ne plus voir grand-chose. S’il faut interroger la moralité d’Alfred Hitchcock par exemple, on va être très déçu, parce qu’il traitait extrêmement mal une partie de ses comédiennes. Alors va-t-on arrêter de regarder les films d’Alfred Hitchok ou alors à chaque fois les faire suivre d’un débat sur la maltraitance des comédiennes ? Que va-t-on faire avec Le Caravage qui serait possiblement un meurtrier ? Interdire les expositions de ses tableaux ? L’interdiction des œuvres n’est pas possible ni admissible selon moi. Si on ne sépare pas les œuvres des artistes, on va devoir prévoir une enquête de moralité sur chaque artiste ! » Samuel Blumenfeld affirme en outre son incompréhension quant au sujet des débats réclamés. « Dans le cas précis de J’accuse, il y a des manifestations contre la tenue des projections du film, mais aussi des demandes pour que le film soit encadré de débats sur la maltraitance des femmes, je trouve ça hors sujet. Si débat il doit y avoir autour de ce grand film, cela devrait être sur l’antisémitisme. C’est le plus grand film jamais réalisé sur l’affaire Dreyfus -il y en a eu une dizaine-, et c’est aussi le premier long métrage de fiction français pour le cinéma réalisé dans l’histoire sur le sujet, ce n’est pas une question anodine dans la France de 2019. Je trouve stupéfiant qu’en Seine Saint-Denis, par exemple, un élu socialiste monte au créneau pour faire interdire un film sur l’antisémitisme ! Avec quels critères ? Polanski n’est pas sous la coupe d’une enquête de justice en France. Je reste donc perplexe face à ces réactions. Je pense en même temps que c’est lié à l’époque dans laquelle on vit, une époque où l’interdiction devient de plus en plus courante… ».

« L’affaire Polanski pose plusieurs questions fondamentales, occultées par des prises de position précipitées », estime Guy Haarscher, philosophe et professeur à l’ULB. « De  nombreuses œuvres ont dans l’histoire été créées par des auteurs dont la moralité n’était rien moins qu’exemplaire. Rousseau, par exemple, a abandonné ses enfants. Mais le droit d’accès à l’œuvre doit être préservé si l’on ne veut pas vivre dans un monde où chacun prendrait la justice entre ses mains et censurerait ce qu’il jugerait constituer un produit “impur” à cause de la conduite du créateur. Toute activité visant à empêcher la libre diffusion de J’accuse serait de ce point de vue délétère. A juste titre, on ne banalise plus aujourd’hui les comportements dont est accusé Polanski. Il a plaidé coupable en 1977 pour “rapports sexuels illégaux avec une mineure”. L’affaire est assez sordide, il a fait de la prison, puis fui les Etats-Unis quand le juge a voulu revenir sur l’accord entre l’accusation et la défense. Cela fait plusieurs années que la victime, Samantha Geimer, a demandé qu’on le laisse désormais en paix. Mais d’autres accusations ont été portées contre lui, tout récemment par l’actrice et photographe Valentine Monnier. Nous ne connaissons pas le fond du dossier. Ne nous précipitons pas soit pour absoudre Polanski a priori, comme l’ont fait, au risque du ridicule, Bruckner et Finkielkraut, soit pour tenter d’empêcher la diffusion d’un film au contenu d’intérêt général manifeste, en ces temps de remontée de l’antisémitisme. Allons voir le film, discutons-en, ne nous transformons ni en avocats aveugles du cinéaste ni en nouveaux censeurs ».

Pour Camille De Rijck, journaliste culturel à la RTBF (Musiq3), « le droit de se positionner individuellement par rapport aux grandes thématiques sociétales est un acquis infiniment précieux. En matière de moralité et d’art, il est étonnant qu’on appelle au boycott d’une œuvre au nom de la compromission d’un artiste. Cette compromission, pour faire sens, devrait être étayée par des instances indépendantes et supérieures. A défaut, libre à chacun d’estimer si sa propre consommation d’une œuvre est polluée ou non par le casier judiciaire de son auteur. C’est un choix profondément intime qui -par nature- se fait individuellement et au cas par cas. Et puisqu’il est simple de décider pour soi de voir ou de ne pas voir un film, de lire ou de ne pas lire un livre, pourquoi tenter de mutualiser une décision dont l’essence repose sur une pluralité de lectures et une pluralité de légitimités ? L’œuvre d’art devrait connaître sa juridiction propre et répondre seule aux procès de ses contemporains et de la postérité. La justice, elle, se saisira des hommes. Ainsi me semble-t-il erroné d’interroger la collectivité sur l’interdiction d’une œuvre. C’est une question qui ne se pose qu’à l’individu ».

« Il n’y a pas dans la loi de statut d’artiste qui, sous prétexte de génie artistique, autoriserait un metteur en scène à abuser sexuellement de femmes ou de jeunes filles », pointe pour sa part Shirley Hicter, photographe et militante féministe. « Ce film est probablement excellent et parle d’un fait majeur, mais personnellement, je n’irai pas le voir. Si j’y allais, j’aurais l’impression de faire comme si je ne savais pas, je cautionnerais ce système qui permet à des hommes de continuer à mener une carrière, à recevoir des prix d’institutions du cinéma, malgré les faits graves qui leur sont reprochés. Une prise de conscience de la gravité des violences sexuelles subies par les femmes et des enfants est nécessaire. Les manifestations devant les cinémas ont ce rôle : la conscientisation. Par contre, je ne soutiens pas l’appel à l’interdiction du film, le choix doit rester personnel. Au-delà du cas Polanski, la violence sexuelle dans le milieu du cinéma est un problème systémique. Si nous ne nous montrons pas solidaires en boycottant l’œuvre d’un metteur en scène (dont les accusations sont nombreuses) de son vivant, nous nous faisons complices selon moi de l’omerta généralisée qui est en place face à des faits qui sont loin d’être anodins. Deux ans après l’affaire Weinstein, il est de ma responsabilité personnelle de me sentir solidaire de Valentine Monnier, Adèle Haenel, et toutes les autres ».

On aurait pu se réjouir de la sortie d’un film de cette qualité consacré à une affaire qui résonne de façon douloureuse à une époque où l’antisémitisme semble de nouveau en recrudescence en Europe. Difficile de dire que l’on est clairement passé à côté du sujet. Ce qui est sûr, c’est que les accusations de plus en plus nombreuses et insupportables dont le réalisateur Roman Polanski fait l’objet auront pris le dessus et fait parler du film plus pour la maltraitance des femmes que pour son objet principal, l’antisémitisme. On ne peut que déplorer cette occasion manquée sans pour autant nier les plaintes de celles qui accusent le réalisateur de les avoir violées. Les tentatives de mouvements féministes de le faire interdire dans les salles ne semblent en tout cas pas avoir porté leurs fruits. Malgré ou grâce à la polémique, ce qui sera sans doute le dernier film de Polanski, Prix du Jury à la Mostra de Venise, bat des records au box-office. Le choix d’aller voir J’accuse restera aujourd’hui individuel, comme celui de lire Céline ou d’admirer les tableaux de Gauguin.
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