Lazard Perez, de l’enfant caché au dirigeant communautaire

Géraldine Kamps
A 86 ans, Lazard Perez peut se targuer d’un parcours particulièrement riche au sein de la communauté juive de Belgique qui s’ajoute à une carrière professionnelle brillamment menée. Qui aurait pu imaginer que le jeune garçon caché à 10 ans dans le village de Wanlin deviendrait le dirigeant communautaire que l’on connaît. Retour sur l’incroyable parcours de notre « Mensch de l’année 2018 ».
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Lazard Perez naît à Bruxelles le 22 octobre 1931 d’une mère ashkénaze, Dora Salomon, fille de rabbin, originaire de Cracovie, et d’un père sépharade, Maurice Perez, né à Jérusalem (Palestine), de nationalité turque, passé par l’Egypte avant d’arriver en Belgique en 1929. C’est à Paris que Maurice, libre penseur, rencontrera Dora, issue d’un milieu plus observant, avec laquelle il aura trois enfants, Simone, Irène et Lazard.

Le jeune Lazard est scolarisé dans une école à Ixelles et grandit avec ses deux sœurs au sein d’une famille aisée, propriétaire de plusieurs magasins de robes, dont « La Petite Marquise », dans le haut de la ville. A l’été 1942, les enfants ont été exclus de leur école et la mère de Lazard refuse de les soumettre au port de l’étoile jaune rendu obligatoire. La famille Perez rentre dans la clandestinité. Recherchant un endroit sûr pour les mettre à l’abri, Dora pense à Wanlin (province de Namur), où elle se souvient avoir passé des vacances. Après un premier refus des Sœurs du village, et quelques vaines tentatives de porte-à-porte, Théophile et Maria Baudry, paysans à la retraite, acceptent, malgré le danger, de cacher les trois enfants juifs. « J’ai appris que j’étais juif lorsque j’ai dû me cacher… », confiera plus tard Lazard qui a intégré l’école du village avec ses sœurs. En dépit d’un quotidien difficile et des hivers rigoureux, le garçon passera à Wanlin deux années « heureuses », avec la chaleur d’une famille courageuse et la complicité de tout un village.

De leur côté, Maurice et Dora changent régulièrement de cache à Bruxelles pour éviter les dénonciations. Le peintre Marcel Hastir, ami de la famille qui a accepté de reprendre leur commerce et en a fait une galerie d’art, le leur restituera à la Libération, leur permettant de doucement redémarrer leurs activités. Sous l’insistance de sa maman, Lazard sera l’un des premiers Bruxellois à célébrer sa bar-mitzva après la guerre, à la synagogue de la rue de la Clinique. 

Lazard le sioniste

Lazard rejoint ensuite le mouvement de jeunesse Hanoar Hatzioni et prépare son alya avec l’Harchara (centre de préparation agricole à l’alya) pour suivre des études en agronomie. Mais la guerre d’indépendance modifie ses plans. Déterminé à incorporer la jeune armée de défense d’Israël, il se fait passer pour plus âgé qu’il n’est pour combattre et participer à la création de l’Etat. Malheureusement blessé sur le front égyptien, après que son camion eut sauté sur une mine, il devra passer six mois à l’hôpital de Beer-Sheva, comme en témoignera l’infirmière Rouja Pinchas, qu’il considèrera comme son « ange gardien ».

A son retour en Belgique en 49, Lazard réintègre l’Hanoar où il rencontre sa future épouse, Rosita, qui le surnommera « Zou » pour toujours. Il a 19 ans, elle 18. Rosita travaille, ce qui permet à Lazard de poursuivre des études de polytech, à l’ULB, en même temps que le journalisme. Son diplôme d’ingénieur civil des constructions en poche, il met au point avec la collaboration d’un ami chimiste un mélange qui permet au béton frais de coller à l’ancien. Une première en Belgique !

Le couple très fusionnel se marie le 12 septembre 1956 à Ixelles et fonde en 1959 Rebeton, entreprise belge spécialisée dans la réparation du béton qui deviendra rapidement leader sur le marché. Rebeton France est lancé en 61.

Lazard et Rosita auront trois enfants, Joëlle, Danielle et Yves. Deux filles suivies d’un fils, à l’image de la propre fratrie de Lazard. Très pris par ses activités professionnelles, le papa participe à l’éducation de ses enfants en s’impliquant dans l’association des parents de l’école des Eglantiers où ils sont scolarisés, comme dans le comité des parents de l’Hanoar qu’il préside. « L’éducation était primordiale à ses yeux et il portait une attention particulière à nos résultats scolaires », raconte Danielle. « Notre mère gérait les choses concrètes, mais tout était le fruit d’une discussion à deux ».

Profondément reconnaissant envers le village de Wanlin qui l’a sauvé de la guerre, Lazard y achète une maison de vacances et convainc rapidement ses amis de l’y rejoindre. « Le groupe de Wanlin » rassemble progressivement toute une série de parents des Eglantiers, juifs et non juifs, s’occupant d’organiser les fêtes de l’école. « On se retrouvait à Wanlin le week-end avec les enfants, au bord de la Lesse, et à chaque occasion, au Nouvel an, le 15 août… », se souvient Albert Fuks, membre actif des « Wanlinistes ». « On y faisait des excursions, des marches, et le traditionnel méchoui avec les parents de l’Hanoar et des Eglantiers. Zouzou s’arrangeait pour avoir des chantiers dans la région ! A Wanlin, nous étions une grande famille ».

Dans la droite ligne de l’Hanoar, Lazard devient le secrétaire général des Sionistes généraux indépendants, qu’il représentera auprès de la Fédération sioniste de Belgique. Soucieux de rajeunir le cadre général des instances communautaires, il jouera également un rôle prépondérant au sein du mouvement Darkenou créé pour les jeunes Juifs de 20 à 30 ans qui ont dépassé l’âge des mouvements de jeunesse. En tant que représentant officiel, Lazard fera partie du conseil d’administration de la Fédération de la jeunesse juive et en sera élu secrétaire général, sous la présidence de David Susskind.

Pendant la guerre des Six Jours, Lazard rejoint le « Comité d’action pour Israël » rédigeant les communiqués de presse, organisant des collectes de fonds et participant à la grande manifestation de soutien qui réunit 25.000 personnes à Bruxelles sous le slogan « Israël vivra ! ». Avec quelques amis, il sera aussi de ceux qui créent en décembre 1968 le Rassemblement sioniste de Bruxelles, pour coordonner les activités des associations juives. 

Le CCOJB et le Carmel d’Auschwitz

En 1989, dans des circonstances dramatiques, après l’assassinat de Joseph Wybran, Lazard Perez est élu à l’unanimité président du Comité de coordination des organisations juives de Belgique (CCOJB), devenant le premier président sépharade de l’institution. 

Lazard y assumera deux mandats successifs de 1989 à 1993, durant lesquels le CCOJB s’intéressera au sort des Juifs d’URSS, à l’exode des Juifs d’Ethiopie et de Syrie. Il prendra publiquement position dans les affaires des otages du Silco, du détournement de l’Achille Lauro, de la pro-fanation du cimetière de Carpentras, de l’affaire Pollard… restant fidèle à ses convictions, tout en veillant à conserver l’unité de la communauté juive.

Durant sa présidence du CCOJB, l’Etat belge accorde une importante subvention pour la restauration des bâtiments du camp d’Auschwitz. L’asbl « Comité pour la sauvegarde et la restauration du camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau » est constituée en 1993 pour la gestion de ces fonds. Lazard Perez en partage la présidence avec Paul Halter, entouré de Georges Schnek, Maurice Pioro, Maurice Goldstein et Henri Goldberg com-me administrateurs.

Les suites de l’affaire du Carmel d’Auschwitz (le couvent des religieuses, suivi de la grande croix, puis du projet de supermarché…), révélée dès 1985, seront l’une de ses plus grandes préoccupations. Un combat qu’il partagera avec David Susskind, en multipliant les contacts avec les autorités locales en Pologne, mais également les milieux politiques en Belgique. 

La députée bruxelloise Viviane Teitelbaum a côtoyé Lazard Perez lorsqu’elle était rédactrice en chef de Regards et lors des premières manifestations contre le Carmel. Mais c’est en remplaçant David Susskind au pied levé lors d’un voyage à Auschwitz qu’elle découvre sa façon de travailler. « Avec Lazard Perez et l’avocat Markus Pardes, ancien président du CCOJB, nous devions rencontrer le cardinal Macharski de Cracovie. C’était très éprouvant pour moi et Lazard s’est montré très attentif à ce que je ressentais. Nous avons eu tout un débat avec ce cardinal qui défendait la croix à Auschwitz. Pour justifier sa présence, le cardinal a dit : “L’église a le temps devant elle”. A quoi Lazard a répondu : “Les Juifs ont la mémoire”. Cette confrontation de deux approches m’a profondément marquée. L’église se montrait peu encline au changement, mais Lazard n’a pas fléchi, restant ferme sur ses positions ». Lazard ira jusqu’à rencontrer le président polonais Lech Waleza pour lui demander d’intervenir. Sur demande du Pape Jean-Paul II, les Carmélites accepteront finalement de déménager en 1993. La croix de 7 mètres sera maintenue, malgré une énième tentative de Lazard de la faire retirer auprès du nouveau directeur du Musée d’Auschwitz Piotr Cywinski, lors de son passage à Bruxelles en 2008.

Lazard le militant

Lazard rejoint le conseil d’administration de la Communauté sépharade de Bruxelles avant d’en devenir le président le 28 mars 1994 pour un mandat de trois ans. A ce titre, il organise avec Moïse Rahmani la grande commémoration du 500anniversaire de l’expulsion des Juifs d’Espagne à Bruxelles. Il obtiendra aussi que Chalom
Benizri soit nommé Grand Rabbin sépharade. « Homme à la fois d’ouverture et de respect de la tradition, Lazard a assumé sa présidence de façon exemplaire », souligne ce dernier. « Empreint de cette double culture sépharade et ashkénaze, il avait ce côté très cartésien et en même temps une tendresse, un profond respect de l’autre et une sincère amitié qui nous unit toujours. Je m’en souviens comme d’un homme de réflexion, de décision et d’efficacité, qui aimait Israël autant que la Belgique ».

« Homme à la fois d’ouverture et de respect de la tradition, Lazard a assumé sa présidence de façon exemplaire »

Comme nous le confirme Joëlle, sa fille aînée : « Mon père a toujours été un fervent défenseur et un amoureux d’Israël, qui tenait à ce que la communauté juive soit unie derrière ce pays. Mais il ne supportait pas pour autant que l’on crie à l’antisémitisme quand il n’y avait pas lieu. Il nous a souvent rappelé qu’aujourd’hui, contrai-rement à la Seconde Guerre, les autorités publiques veillent à protéger les institutions juives ».

Viviane Teitelbaum devient présidente du CCOJB en 1998 et bénéficie à cette occasion du soutien de Lazard. « Tout en étant un ancien président, il n’était pas dans la rivalité et il s’est montré très encourageant à mon égard », relève-t-elle. Viviane Teitelbaum se souvient des discussions houleuses au CCOJB entre David Susskind, Maurice Renous et Lazard. « Il avait un caractère fort et ne se laissait pas faire », reconnaît-elle, « mais après un coup de gueule virulent, les trois parvenaient à repartir sur de nouvelles bases et à travailler sur les dossiers de façon constructiveAprès son passage au CCOJB, Lazard est resté très présent dans la vie communautaire. Il voulait continuer à porter une voix ».

Lazard est contre la langue de bois et exprime son désaccord au risque de déplaire. En argumentant et en défendant ses idées, même au sein de sa propre famille. « A la maison, on lisait les journaux et on débattait beaucoup. J’ai toujours pensé que mon père était un gaucher contrarié », sourit sa fille Danielle. « Ce sont nos parents qui ont fait notre éducation politique, et on a tous mis nos enfants à l’Hashomer et la JJL ! ». « Peu lui importait pourvu que le mouvement soit sioniste ! », complète son fils Yves.

En 2001, lorsque Philippe Markiewicz devient président du CCOJB, Lazard ne le trouve pas assez impliqué dans la défense d’Israël. « Pour cet enfant de la guerre, Israël représentait un symbole tout particulier », note l’actuel président du Consistoire. « Son soutien à Israël pour qu’il puisse vivre en paix et en sécurité était primordial ». Les relations entre les deux hommes se réchaufferont ensuite, tous les deux critiques sur la façon dont évolue le CCOJB sous la présidence de Joël Rubinfeld. « Autant nous désapprouvions la manifestation “Psychodrame Nakba” organisée en mai 2008 à Nivelles, autant nous trouvions l’attaque envers le ministre Flahaut qui y avait participé disproportionnée », se souvient Philippe Markiewicz. « Lazard est un homme courageux, volontaire, obstiné, sans doute un peu têtu, qui a toujours été fondamentalement attaché à la communauté juive, et au fait qu’elle soit bien intégrée dans le paysage social belge ».

Considéré comme « l’une des consciences de la présence belge à Auschwitz » (La Libre, 3/5/2006), Lazard sera désigné comme expert attaché au cabinet du Premier ministre Verhofstadt pour effectuer le contrôle de l’utilisation des fonds alloués par le gouvernement belge pour la construction et l’aménagement du pavillon belge du Musée d’Auschwitz. Un budget débloqué à l’occasion du 60e anniversaire de la libération du camp qui lui permettra de participer à la réalisation pratique du projet, rendu possible par Nathan Ramet, président du Musée de Malines, et son directeur Ward Adriaens, avec le concours de Maxime Steinberg.

L’esprit indépendant

En 2006, Lazard et Rosita Perez célèbrent leurs 50 ans de mariage. « On ne peut pas parler de Lazard sans parler de Rosita qui était un soutien essentiel pour lui », insiste Philippe Markiewicz. « Avec l’entreprise remarquable qu’ils ont réussi à créer à la force du poignet, ils sont tous les deux la parfaite illustration de la méritocratie ». « Rosita a toujours été son bras droit, elle était l’organisatrice, Lazard était le maître, dans le bon sens du terme », confirme Albert Fuks, le Wanliniste. « Et je ne parle pas de tous ceux qu’il a aidés sur le plan professionnel ou financier, en toute discrétion. Il est un exemple de vie à suivre ». « Notre père a toujours été très pudique et peu démonstratif, tout en apportant des preuves constantes de son amour dans les actes », souligne Yves, le fils cadet. « Il a assumé les responsabilités et les choix de beaucoup de monde, parce qu’il avait les capacités morales, de jugement, et accessoirement financières, pour le faire ».

Lazard Perez s’est toujours voulu libre de ses choix, « sans être intimidé par qui que ce soit », souligne Joëlle, sa fille. « Ne pas être affilié à un courant communautaire ni à un parti était très important pour lui, même si cela lui a valu de parfois se retrouver seul. Il nous a clairement transmis cette indépendance d’esprit ».

Si Rosita s’en est allée en 2016, le noyau de Wanlin compte aujourd’hui encore une dizaine d’amis fidèles. Faute de parvenir à faire reconnaître Théophile et Maria Baudry « Justes parmi les Nations », Lazard a réussi à faire octroyer à la belle-fille du couple, Madeleine Baudry, un certificat de reconnaissance d’aide aux enfants cachés. Il est également allé témoigner de son expérience auprès des élèves de l’école primaire de Houyet. Près de 60 ans après la création de Rebeton, Lazard Perez possède toujours son bureau au sein de l’entreprise familiale dans laquelle travaillent aujourd’hui sa fille Joëlle, son fils Yves et l’un de ses petits-fils Nathan, auxquels il a su transmettre le flambeau, « soucieux de laisser la place aux jeunes », comme il le confiait à Regards en 2014. Un bureau dans lequel figure toujours le diplôme que l’Etat d’Israël lui a décerné pour « services exceptionnels rendus en temps de guerre ».

Dans Lazard Perez, une vie racontée par Rosita, le livre qu’elle a écrit en 2009 et adressé à ses petits-enfants, Rosita décrit son mari comme un homme discret, à la « jeunesse très chahutée », dont « la vie n’est devenue plus douce que bien plus tard ». Un homme « qui n’a jamais aimé se mettre en lumière ni parler de lui », mais qui est devenu le patriarche respecté et adoré de toute une tribu, trois enfants et beaux-enfants, et huit petits-enfants. En parvenant dans le même temps à mener au sein de la communauté juive de Belgique un rôle de premier plan.

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