Regards n°1112

Le livre de ma mère d’Henri Raczymow

Chroniqueur littéraire à Regards et auteur de romans, de récits et d’essais, Henri Raczymow a publié, fin 2024, Variations pour Anna (Éditions Gallimard). Dans ce livre, il explore la relation compliquée qu’il a entretenue avec sa mère, tout en restituant merveilleusement le monde juif populaire ashkénaze parisien d’après-guerre.

Henri Raczymow prend soin de le préciser, l’histoire d’amour avec sa mère Anna Dawidowicz s’est mal enclenchée, s’est mal poursuivie et s’est mal terminée, comme si un contentieux avait surgi dès le début entre eux. L’âge venant, il a pourtant décidé de parler de sa mère pour « réparer peut-être un peu les choses. »

Mais pourquoi donc Anna ne s’est-elle jamais bien entendue avec ce fils qu’elle aime malgré tout ? C’est peut-être lié à la césure de cette fatidique année 1942, acmé de la déportation des Juifs d’Europe, lorsque son frère aîné, Hershl, né Heinz à Düsseldorf en 1924 et devenu Henri à Paris en 1926, fut arrêté par les gendarmes français, puis déporté en Pologne, où il mourra à petit feu. Elle ne s’est jamais remise de la disparition prématurée de ce frère qu’elle adorait et qu’elle admirait tant, alors que ses parents ont estimé que la naissance d’Henri, en 1948, offrirait une forme de consolation avec cette version alternative au fils (et au frère) emporté par la Shoah. Le nœud de ce contentieux réside peut-être dans cette projection ou ce « remplacement » qu’elle n’a jamais accepté.

À travers les variations très personnelles sur les failles mais aussi les rêves, les joies et les désirs d’amour de sa mère, Henri Raczymow restitue merveilleusement le milieu juif populaire parisien d’après-guerre, notamment de ces quartiers où ses parents vivaient, comme Belleville ou la place de la République, qui étaient à l’époque des bastions de l’immigration juive ashkénaze. Cette évocation n’est ni idéalisée ni nostalgique. Il ne brosse pas un tableau idyllique mais il dépeint avec justesse, lucidité et aussi tendresse un univers animé par des figures modestes et attachantes, souvent celles d’artisans ou de commerçants, un milieu où les conversations passionnées tenues dans cet idiolecte curieux, fait de yiddish et du français populaire de Belleville, portent autant sur la politique que sur les vicissitudes de la vie quotidienne. Henri Raczymow nous permet de saisir la réalité des Trente glorieuses juives, où l’on passe de l’atelier de confection d’une arrière-cour au commerce de détail, des vacances en train à la côte normande aux séjours en Italie à bord d’une Peugeot 404, des parents artisans sans diplôme aux enfants universitaires, etc.

Il illustre aussi comment ces familles ont tenté de se reconstruire après les traumatismes de l’exil et, pour beaucoup, après la Shoah. Henri Raczymow y parvient en captant à la fois la chaleur humaine et les difficultés propres à ce milieu juif populaire, tout en l’inscrivant dans son propre parcours de fils de rescapés en quête de sens. Comme Anna, de nombreux survivants ont éprouvé des difficultés à partager leur expérience avec leurs enfants et à verbaliser un tel traumatisme. Ce silence peut évidemment être vécu comme un fardeau pour les descendants, qui portent le poids d’une histoire qu’ils ne comprennent pas pleinement.

« Mère juive superlative »

Et en évoquant la difficulté de comprendre cette « mère juive superlative », Henri Raczymow touche à une forme d’universalité (circonscrite au monde juif ashkénaze), tant il exprime avec justesse la difficulté pour sa génération, née après la Shoah, de grandir dans l’ombre de survivants hantés par le souvenir de la Catastrophe. 

Il décrit ce poids comme une forme de transmission silencieuse mais omniprésente, même chez ceux qui n’en parlent pas ouvertement.Les traumatismes liés à la Shoah sont souvent enveloppés de silence. Henri montre que ce silence peut être aussi pesant que les paroles, car les descendants ressentent, inconsciemment, la souffrance des survivants, même si elle reste inexprimée.

Comme il l’avoue, Henri Raczymow n’a peut-être pas compris sa mère et ses failles, mais en l’évoquant aujourd’hui avec pudeur et tendresse, il permet à de nombreux enfants et petits-enfants de femmes comme Anna de mieux saisir les traces de la Shoah dans leur mémoire familiale.

Écrit par : Régina Zylberberg

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