Des masques, une farandole de rires, des bruits de fête et de crécelles qui résonnent. À Pourim, la joie est une injonction, une nécessité. Elle se danse, elle se déclame dans des shpiels, elle se partage. Pourtant, derrière les déguisements et le tumulte des festivités, l’histoire qui se raconte est grave car c’est celle d’un peuple désigné comme coupable, condamné et sauvé par le courage d’une femme.
Esther n’était pas contrainte d’agir car rien ne la menaçait personnellement. Dans le palais d’Assuérus, à l’abri de la tourmente, elle aurait pu choisir le silence, mais elle a pris un risque. Elle a choisi de parler, d’exposer l’injustice et de braver le silence pour sauver son peuple.
En cette année, où l’expression de l’antisémitisme connait une intensification rarement atteinte, où les replis communautaires se durcissent et où les empathies sélectives fragmentent notre humanité, une question peut sembler s’imposer aux plus pessimistes d’entre nous : qui sera la nouvelle Esther ?
La réponse est sans appel : personne, aucun individu ne viendra seul inverser le cours des choses, aucun héros providentiel ne sauvera une minorité menacée. Notre époque ne se prête plus aux figures messianiques. C’est collectivement que nous devons refuser les haines qui nous opposent et protéger ceux qui sont opprimés, quelles que soient leur origine, leur religion ou leur identité.
Aujourd’hui, nous savons que nous ne pouvons pas attendre une nouvelle Esther. Ce rôle revient à la société tout entière, à celles et ceux qui veulent faire de la justice et du bien commun une exigence démocratique. Se tenir debout n’est pas un choix : c’est un devoir.
L’histoire d’Esther appartient à un temps où la solidarité était d’abord dictée par l’appartenance ethnico-religieuse, on veillait sur les siens parce qu’il n’existait pas d’unité plus large. Nous avons dépassé ces logiques. Aujourd’hui, défendre les minorités, combattre le discours de haine et protéger celles et ceux qui sont visés par la violence, n’est pas seulement une cause juive mais une cause universelle.
À Pourim, nous nous souvenons qu’un décret de mort peut être déjoué, que la fatalité n’existe pas. Mais l’Histoire ne se répète jamais à l’identique. Haman n’est aujourd’hui plus un homme, un conseiller perfide niché dans les couloirs du pouvoir, Il est une idée, un discours, une mécanique insidieuse qui cherche des coupables, qui alimente la peur et la division. Il est ce qui enferme les individus dans des catégories rigides, ce qui les essentialise, ce qui les déshumanise. Être Esther, aujourd’hui, c’est donc refuser cette logique, c’est dénoncer sans ambiguïté les discours qui assignent et qui opposent. C’est aussi d’exiger de la société qu’elle comprenne que l’antisémitisme n’est pas une relique du passé, mais une menace bien réelle, qui se manifeste dans les paroles et dans les actes, dans les rues et sur les écrans. Aucune situation géopolitique, sociale ou économique ne saurait justifier des haines qui disent beaucoup sur l’état de fragmentation de nos idéaux communs.
À Pourim, aucun miracle ne vient inverser le cours des choses. Dieu est absent du récit, laissant aux hommes et aux femmes toute la responsabilité de leur destin et c’est Esther qui agit, c’est Mordechaï qui résiste, c’est Assuérus qui décide, c’est Haman qui complote. Rien ne tombe du ciel, tout se joue dans les choix, les silences et les prises de risques. Cette absence de transcendance n’affaiblit pas l’histoire, elle la rend au contraire plus proche de nous car elle nous rappelle qu’aucun décret céleste ne transformera notre monde, mais seulement l’action des hommes et des femmes qui osent prendre position. Et c’est ce qui en fait une fête si contemporaine.
Alors, cette année, rions, fêtons Pourim avec joie, mais aussi avec conscience.
Portons le masque, mais gardons les yeux ouverts. Déguisons-nous, renversons l’ordre établi, ne serait-ce que le temps d’une journée, pour mieux affirmer notre liberté.
Mais n’oublions pas que derrière le bruit joyeux des crécelles, une responsabilité nous incombe, celle de parler, d’agir et de défendre des idéaux plus vastes que nous-mêmes.
Hag Pourim Sameah !