Rendez-nous l’identité

Sarah Borensztein
C’est devenu un gros mot. Montée de l’extrême droite en Europe, retour du fanatisme religieux et narcissisme woke, l’identité a pris les tares de son temps : monopole, égocentrisme, labélisation, marchés, judiciarisation, numérisation de l’intime, exhibition.
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Chacun est désormais étiqueté comme un fruit ou un légume. Constat désolant, la souffrance et la colère semblent être devenues des valeurs. Ce qui heurte doit être détruit plutôt qu’apprivoisé. Pourtant, l’identité peut être saine, belle, profonde, nuancée, une lentille pour voir le monde et les hommes. Elle consiste à panser (et penser) ses plaies en s’apercevant qu’elles ne sont qu’une feuille dans un herbier sans fin. La résilience, qui, incontestablement, doit devenir l’obsession de ce siècle, c’est faire mémoire tout en embrassant le tragique de l’Histoire. Se souvenir de la collaboration et des chambres à gaz, tout en honorant les résistants et les Justes. Vomir le nazisme mais garder au creux de l’oreille, comme un trésor, le si germain yiddish. Savoir l’antisémitisme qui hante la culture polonaise, mais transporter partout avec soi les saveurs du kishke qui accompagne le Tcholent. Se rappeler l’Inquisition, les bûchers, Croisades, pogroms, savoir que de l’Europe à l’Afrique du Nord, la vie des ancêtres fut brutale et douloureuse. Mais chérir les goûts, parfums, sonorités et coutumes que ces siècles ont gravés dans une culture qui n’est, D. merci ! pas uniforme.

Une déconstruction imbécile pourrait être tentée de tout balayer, au nom d’un absurde retour aux sources, avant soumission et acculturation à tel « dominant ». Croyant « réparer l’Histoire », « se purifier » de la trace de l’Autre qui a tant humilié ou tué, l’identité juive en perdrait, évidemment, ce qui l’a aussi construite. Deux erreurs se font face : croire que les seules expériences valant d’être retenues sont les plus plaisantes et que garder trace des violences passées revient à les glorifier ; considérer que seules ces violences doivent être mises en exergue, comme si, à jamais, nous étions déterminés par notre statut de (descendant de) victime. Entre les différents pôles d’un identitarisme malade de ses certitudes, doit-on vraiment la jouer Thatcher ? « Il n’y a pas d’alternative » ? Eh bien si, elles pullulent même, les alternatives. Il suffit de se donner la peine de les regarder, les écouter, les lire.

Le crime d’être métissée

Récemment, l’actrice Rachel Khan, dont nous vous parlions dans le numéro de mai, a fait grincer quelques dents avec sa vision universaliste. Son véritable crime est sans doute d’être métissée, racée, comme elle dit, d’avoir « de la diversité en elle ». L’intersectionnalité prétend tenir compte de la complexité du monde et de l’humanité, en répertoriant toutes les couches identitaires. Mais là où le « racé » de Rachel Khan navigue au gré de ses envies et s’extrait, si ça lui chante, « l’intersectionnel » s’enchaîne : ses identités sont autant d’étendards narcissiques et de stigmates à exhiber pour rappeler que, chaque jour, chaque minute, la souffrance est là, irréductible.

Lors d’un récent entretien accordé à l’hebdomadaire français Marianne, le comédien et réalisateur Ismaël Saïdi développait aux côté de Rachel Khan sa conception de « lasagne identitaire » : « Contrairement à ces mots, là… racisé – je ne sais même pas ce que ça veut dire, ce truc – le principe d’une lasagne, c’est que vous l’avez faite vous-même. Vous n’êtes pas né avec, ce n’est pas une maladie qu’on vous a collée à la naissance. (…) Une identité, ça se construit. L’identité pure n’existe pas. Vous êtes le fruit de vos parents, donc il y a un premier mélange, et puis, vous êtes le fruit de votre propre construction identitaire ». Hérissé par toutes les assignations qu’il a dû entendre dans sa vie, le metteur en scène ne décolère pas face à ce nouvel antiracisme qui emprunte la même voie : « Je ne supporte pas que vous décidiez pour moi que je suis victime. De quel droit vous vous permettez de me traiter de victime ?! »

Delphine Horvilleur, dont le propos riche sur l’identité n’est plus à présenter, a évoqué plusieurs fois qu’il est régulier pour elle de devoir rappeler qu’elle n’est pas « que juive » mais aussi « française, mère, parisienne, ancienne journaliste… », déplorant par-là la volonté prégnante d’extraire un élément pour lui donner une importance démesurée. En 2019, parut son ouvrage Réflexions sur la question antisémite (éd. Grasset), dont elle expliqua le choix du titre, écho à la Réflexions sur la question juive, de Sartre. Il y avait une nuance à apporter à l’idée de Sartre que « l’antisémite fait le Juif » : Oui, mais pas que. Nous sommes incontestablement construits par le regard de l’Autre, ses insultes, ses violences, ses amitiés ou ses jugements, mais nous ne nous limitons pas à cela. Et, parfois, c’est dans l’impossibilité de définir ce qui, en dehors de ce regard extérieur, nous constitue, que l’on trouve son être.

« Je choisis le métèque »

« Que faire avec le passé qui vous colle à la peau ? » C’est la question que posait l’incandescente Abnousse Shalmani dans son premier livre, Khomeini, Sade et moi, publié en 2014 (éd. Grasset). « Le déchirer risque de vous arracher la peau. Il faut le combattre subtilement, il ne faut ni le nier, ni le chercher », écrit-elle. Celle qui prenait tant plaisir à se mettre toute nue et à « montrer son cul » aux femmes-corbeaux de la révolution islamique en Iran (à laquelle elle a assisté, enfant), se fond avec délice dans l’impossible définition de soi. Elle réhabilite la figure oubliée du métèque, celui qui se love dans l’entre-deux et non dans l’entre-soi. « S’il me faut choisir une identité », déclarait-elle dans son Éloge du métèque (2019, Grasset), « en ces temps où chacun est sommé de se présenter un drapeau à la main, disant son origine nationale, ethnique, religieuse, sexuelle, ses préférences, le passé dont il se réclame, je choisis le métèque ». Et l’écrivain français (n’allez pas l’appeler écrivaine, elle n’aime pas ça !) explique ce cheminement par une force indéniable qui l’habite : « Dans ce choix, il y a (…) une passion pour la liberté qui demeure, à mes yeux, la seule voie possible vers l’autonomie. Et c’est ici que le bât blesse. Accéder à l’autonomie, c’est l’enfer : il est plus aisé d’être dépositaire de ses gènes que de se réinventer et de se choisir ».

Regrettant la « paresse » instinctive de ses semblables humains, elle se rebiffe et, volcanique et élégante, prend de la hauteur : « Je refuse d’être mon ADN, je refuse de n’être qu’une suite de cellules héritées de mes parents, je refuse d’être entravée par la tradition, de n’être qu’une partie d’une communauté organique, faite de culture et de langue. Je refuse de n’être que le fruit pourri d’un déterminisme historico-génétique qui honnit le doute et la liberté. Si je choisis de me définir comme métèque, ce n’est pas seulement une provocation, c’est un sacerdoce et le plus beau chant d’amour que je connaisse. Ma seule idéologie est la liberté, ma seule ambition le monde, ma seule maison celle que je construis au fil de mes désirs ». Une liberté qui ne l’empêche guère de se pencher sur l’Histoire, puisqu’elle la dissèque méticuleusement, mais cette dernière ne l’enferme pas, ne la cloue ni à une terre, ni à une croix. Une liberté qui lui permet de s’identifier tour à tour à Romain Gary, à Martin Eden, au chevalier de Saint-Georges. Personnages d’autres temps, d’autres lieux, parlant le même langage.

C’est l’histoire d’un athée qui parle à D.

« Je n’ai jamais su faire la différence entre un Juif et un Arabe », écrivait Joann Sfar dans Vous connaissez peut-être (éd. Albin Michel). L’artiste tord sans cesse ce qu’il est, ce qu’il n’est pas, et l’identité au sens large, pour obtenir le nectar un peu barré qui a fait le succès de sa BD. Ancien de Charlie, athée revendiqué, le voilà qui passe une partie de sa vie à conter les aventures d’un rabbin à Alger. En mai 2015, il décrit dans un billet déchirant (Huffington Post) le moment où, dans les temps ayant suivi la mort de son père, il finit par craquer devant une vidéo de danse loubavitch sur YouTube. Sa conclusion touchante expose son fonctionnement en tant qu’artiste et en tant qu’homme. « Je crois que je parle tellement des Juifs afin de ne pas aller vers l’autre les mains vides. Je ne me suis jamais adressé spécifiquement aux Juifs, je parle au monde. Je veux qu’on puisse échanger de vraies choses : oui dans ma tradition, on danse comme ça, un peu comme des cons ». Athée à qui il arrive de prier, fan de cinéma d’horreur qui écrit des contes pour enfants, écrivain cru et naïf, voguant de Gainsbourg à Saint-Exupéry, Juif sépharade et ashkénaze, la plus grosse passion identitaire du bordélique Sfar va à une ville : Nice. Un endroit où, dit-il, quelles que soient les opinions politiques ou croyances divergentes, « tout le monde se retrouve à table pour bouffer ensemble ».

Khan, Saïdi, Horvilleur, Shalmani, Sfar. Le point commun de toutes ces personnalités ? Laisser sa juste place au questionnement, aux silences intelligents, au langage qui soigne au lieu d’enfermer. La question demeure. Sommes-nous encore capables de « tous bouffer ensemble » ? Au regard de camps identitaires qui font mine de se combattre mais ne font que se donner des munitions, on serait tenté de répondre non. Au regard de ces nombreux profils universalistes et solaires qui, encore et toujours, font œuvre de complexité et de nuance, on serait tenté de garder espoir… et de passer à table !

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