Les juifs doivent-ils commémorer Napoléon ?

Nicolas Zomersztajn
Loin d’être un moment de glorification aveugle, le bicentenaire de la mort de Napoléon Bonaparte (5 mai 1821) est l’occasion idéale pour les Juifs de France et de Belgique de se souvenir de l’ambivalence d’un homme d’Etat qui a consolidé leur émancipation, tout en nourrissant à leur égard des préjugés acerbes et hostiles.
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Pour bien cerner toute l’importance de la politique de Napoléon Bonaparte envers les Juifs, il convient de revenir sur la portée inédite, mais également incomplète, des décrets d’émancipation des Juifs adoptés par la Constituante en 1790 (Juifs de Bordeaux et du Comtat Venaissin) et en 1791 (Juifs d’Alsace). En faisant des Juifs de France des citoyens à part entière, la Révolution française met fin à leur statut particulier de collectivité autonome soumise à l’autorité de leurs rabbins et de leurs chefs de communauté. Si l’émancipation ne suscite aucun trouble majeur ni d’émeute sanglante, la suite des événements n’est guère favorable aux Juifs. L’émancipation n’a pas pris de disposition concernant l’intégration des Juifs ni l’organisation du judaïsme. Or, les mouvements antireligieux qui apparaissent avec la Terreur n’épargnent pas les Juifs. Ainsi, en Lorraine, les jacobins se montrent particulièrement virulents envers les Juifs allant jusqu’à réclamer leur expulsion de France. Bien que le Directoire (1795-1799) rétablit la liberté religieuse, les préventions contre les Juifs demeurent, tout particulièrement en Alsace où vit plus de la moitié (40.000 personnes) des Juifs de France.

Une fois qu’il proclame l’Empire en 1804, Napoléon veille à rétablir la paix civile après les débordements de la Terreur en définissant les rapports entre l’Etat et les différents cultes, dont le judaïsme. En bon héritier des Lumières, Napoléon nourrit envers les Juifs des sentiments mêlés de préjugés, de méfiance et de générosité. C’est suite à une vague de mécontentement visant l’émancipation des Juifs d’Alsace qu’il est amené à s’intéresser aux Juifs. Comme de nombreuses plaintes concernant les usuriers juifs d’Alsace lui parviennent, il estime qu’il y a un problème qu’il doit régler. C’est ce qui le conduit à poser la question de l’intégration des Juifs dans la nation.

Digne héritier de Voltaire et des Lumières

A la fois fils des Lumières et homme d’Etat pragmatique, il songe à résoudre la « question juive » en organisant le judaïsme français et en « régénérant » les Juifs. « En digne héritier de Voltaire, il considérait les Juifs comme un peuple à part, profondément corrompu par une foi superstitieuse et par la pratique de l’usure », fait remarquer Freddy Raphaël, sociologue spécialiste des Juifs de France et professeur émérite de l’Université de Strasbourg. « Mais son ambition personnelle et son sens de la cause publique, tout comme son opportunisme, l’amènent à passer outre ses préjugés lorsqu’il estime que l’intérêt de l’Etat est en jeu ». Faut-il considérer que Napoléon soit obsédé par cette minorité forte de 40.000 âmes ? Sûrement pas. Comme le rappelle très justement le directeur de la Fondation Napoléon, l’historien Thierry Lentz, « L’empereur ne se levait pas chaque matin en se demandant comment il allait pouvoir faire du mal à une communauté qui, au fond, ne présentait ni un danger ni une question insurmontable pour l’Empire ». Bien que les Juifs ne constituent pas sa préoccupation majeure, Napoléon est malgré tout persuadé que leur émancipation – qu’il approuve – est l’illustration par excellence de la conception moderne de la nation qu’il veut imposer à l’Europe, c’est-à-dire la nation entendue comme un groupe humain constituant, sur une base égalitaire, une communauté politique de citoyens établie sur un territoire défini, personnifiée par une autorité souveraine.

Désireux d’y mettre bon ordre et de placer les Juifs de l’Empire sous sa gouverne, Napoléon fait plancher le Conseil d’Etat sur la question et convoque le 30 mai 1806 une assemblée d’une centaine de notables juifs désignés par les préfets. Siégeant à Paris du 26 juillet 1806 au 6 avril 1807, cette assemblée doit répondre à un questionnaire relatif aux mœurs et au comportement des Juifs, à leur adhésion patriotique à la France, à leur soumission au droit civil, à la compatibilité du judaïsme avec le droit commun, etc. Ayant constamment mis en avant l’adage Dina de 
Malkhouta Dina (la loi du pays est la loi), les notables juifs répondent en insistant sur leur volonté d’être soumis au Code civil et d’être traités comme tous autres citoyens français. Napoléon décide alors d’entériner solennellement leurs réponses par une haute instance du judaïsme qu’il convoque en 1807 : un Grand Sanhédrin composé de 71 membres (dont deux tiers de rabbins) ratifie les réponses des notables pour que Napoléon puisse soumettre la pratique religieuse des Juifs aux lois de l’Empire.

Le décret infâme

Le 17 mars 1808, Napoléon publie trois décrets rédigés par les ministères des Cultes et de l’Intérieur. Les deux premiers décrets portent sur l’organisation des communautés et des synagogues, à travers la création du Consistoire. Le troisième décret, le plus problématique, vise les pratiques des Juifs en matière de crédit et leurs activités commerciales. Considéré par les Juifs comme le « décret infâme », il leur impose des mesures contraires au droit commun et au principe d’égalité devant la loi, notamment en annulant leurs créances, en les obligeant à se faire délivrer chaque année par les préfets une autorisation pour exercer le commerce, en leur limitant le droit de se faire remplacer en cas d’appel sous les drapeaux et en limitant l’installation des Juifs en Alsace. Seuls les Juifs d’Alsace sont finalement soumis à ce décret pour une durée de 10 ans. Fort heureusement pour les Juifs, le décret ne sera pas reconduit par Louis XVIII ni par ses successeurs.

C’est précisément ce décret infâme qui a façonné l’image d’un Napoléon pétri de préjugés antisémites que l’historien français Pierre Birnbaum a qualifié de « prince des antisémites » dans son livre L’Aigle et la synagogue, Napoléon, les Juifs et l’Etat (éd. Fayard). Selon cet historien spécialiste des rapports entre les Juifs et l’Etat, Napoléon a retiré aux Juifs d’Alsace la citoyenneté que la Révolution leur avait accordée en 1791. « Napoléon impose aux Juifs des restrictions juridiques allant à l’encontre de la loi commune, qui dénotent une franche hostilité à l’endroit de ceux qu’il qualifie de “sauterelles”, de “corbeaux” ou de “nouveaux féodaux” et autres amabilités qui feront, tout au long du 19e siècle et jusqu’à Vichy, les délices des pamphlétaires antisémites ». Napoléon est certes peu amène dans ses propos envers les Juifs mais son but ultime n’est pas de les persécuter. « Dans les discriminations qu’il leur impose, son but n’est pas de leur nuire, encore moins de se débarrasser d’eux, mais de les forcer à changer pour qu’ils s’intègrent au reste de la population », insiste l’historien français René Moulinas. Napoléon a toujours été explicite sur cette dimension assimilatrice. Dans son discours du 7 mai 1806 devant le Conseil d’Etat, il proclame : « On ne peut rien me proposer de pis que de chasser un grand nombre d’individus qui sont hommes comme les autres (…) il y aurait de la faiblesse à chasser les Juifs ; il y aura de la force à les corriger ».Pendant dix ans, les Juifs d’Alsace sont effectivement mis en retrait de l’émancipation même s’ils ne connaissent pas les persécutions de leurs frères vivant dans l’Empire tsariste. Une fois que ce régime d’exception est aboli en 1818, les Juifs d’Alsace connaissent une mobilité sociale extraordinaire et demeureront de grands patriotes fidèles à la France. Ils ne seront plus marchands de bestiaux ni usuriers. Ils quittent les professions juives génératrices d’hostilité et deviennent avocats, médecins, journalistes, professeurs, banquiers, industriels, fonctionnaires, militaires, responsables politiques, etc.

Ambivalence et contradictions de son héritage

Depuis qu’ils commémorent tous les dix ans la création du Consistoire israélite, cette institution conçue et mise en place par Napoléon Ier en 1808 et dont la mission est d’administrer les intérêts temporels du judaïsme auprès des pouvoirs publics, les Juifs de France et de Belgique se saisissent de cet événement pour évoquer sans glorification les différents aspects de la politique napoléonienne envers les Juifs, et plus particulièrement la manière avec laquelle il a consolidé l’émancipation des Juifs, tout en prenant simultanément des mesures discriminatoires envers les communautés juives d’Alsace. S’il est de bon ton de présenter Napoléon comme celui qui voulait réduire l’identité juive à une peau de chagrin, l’Histoire montre au contraire que ni les Juifs de France ni ceux de Belgique n’ont abandonné toute expression collective de leur identité, ni perdu leur conscience d’appartenance au peuple juif. Les décrets de Napoléon n’ont pas empêché ces Juifs de créer un tissu très riche d’associations juives culturelles et politiques tout comme ils n’ont pas non plus empêché les Juifs de créer au 20e siècle le CRIF en France ou le CCOJB en Belgique pour porter une voix collective juive plus politique auprès des pouvoirs publics. L’héritage napoléonien est sûrement plein d’ambivalences et de contradictions dans sa perpétuation, mais il a le mérite d’avoir consolidé le judaïsme dans l’espace institutionnel français et belge, et d’avoir permis aux Juifs de ces pays d’y développer librement les déclinaisons de l’identité juive dans toute sa diversité.

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