Menaces sur le Musée de l’armée

Roland Baumann
Un projet de « revalorisation » du site du Cinquantenaire, à l’occasion du bicentenaire de la Belgique en 2030, soulève de vives inquiétudes sur l’avenir des expositions sur la Seconde Guerre mondiale, qui occupent la Halle Bordiau au musée de l’Armée.
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Le projet ambitieux de l’ASBL Horizon 50/200, approuvé par le Conseil des ministres le 17 mai dernier, prévoit de transformer en 2030 la Halle Bordiau en espace polyvalent pour des expositions temporaires et des événements. Horizon 50/200 veut développer une « vision d’avenir » pour le parc du Cinquantenaire et ses musées, les transformant en un « véritable cœur de Bruxelles et de l’Europe ». Le Masterplan approuvé le 17 mai est confidentiel, mais le Comité Tervuren-Montgomery a mis en ligne d’important dossiers sur le musée de l’Armée et sur le proche bicentenaire, constitués d’articles de presse et de documents divers, dont une étude de faisabilité du projet Horizon 50/200, publiée en février 2024 par SumProject – Ellips, qui laisse entrevoir l’impact possible de ce projet sur les musées du Cinquantenaire.

Parmi les propositions de « rénovation » des musées figure la création d’une « rue publique », telle parcours de visite traversant l’arcade et son hémicycle, depuis le musée Art & Histoire jusqu’à la Halle Bordiau. L’arcade, avec son large panorama depuis le toit de l’arc de triomphe, deviendrait une nouvelle attraction populaire. Selon ce rapport : « Le circuit de visite du musée de l’Armée manque de clarté et la scénographie de la plupart des salles est extrêmement obsolète. » SumProject propose de transformer la Halle Bordiau en espace polyvalent, le « Hall du Bicentenaire », « un lieu d’innovation et d’expérimentation » comme le Palais de Tokyo à Paris, et d’y éliminer l’architecture intérieure actuelle.

La décision du Conseil des ministres a provoqué une levée de boucliers parmi les défenseurs du patrimoine et les associations liées au musée de l’Armée, qui dénoncent notamment le manque de transparence autour du projet et l’absence de budget nécessaire au déménagement des collections. La conversion de la Halle Bordiau entraînerait la disparition de ses très riches expositions permanentes sur la Seconde Guerre mondiale. Les réserves d’armes, les archives et les ateliers de restauration situés en sous-sol de la Halle devraient être relocalisés. Le musée perdrait aussi l’espace de sa section napoléonienne dans l’arcade, et sa spectaculaire salle Armes et Armures, rouverte en 2022 après douze ans de rénovation… Le cabinet de la ministre de la Défense a déclaré que la Halle Bordiau serait restituée au musée après 2030, mais sans préciser le financement du réaménagement. Dans son éditorial du 24 mai, Philippe Jacquij, président de la Société royale des amis du musée de l’Armée (SRAMA) souligne les dangers d’un déménagement des collections, estimées à des dizaines de millions d’euros, et appelle à la préservation du musée, haut-lieu de la conservation de notre mémoire historique, indispensable en période de montée des extrêmes et de tensions géopolitiques.

« Lunapark Bicentenaire »

Actif dans la protection du patrimoine historique et architectural, le Comité Tervuren-Montgomery, avait dénoncé la création en 2017 du War Heritage Institute, une coupole publique-privée qui fusionne le musée de l’Armée avec d’autres institutions muséales dépendant du ministère de la Défense, craignant que cette nouvelle structure n’ouvre la voie vers une régionalisation des collections du musée de l’Armée. Sa pétition « Hold-up sur le musée de l’Armée » demandait le classement des salles historiques du musée, dont les expositions sur la Belgique de 1830 à 1914 se distinguent par leur scénographie unique et leur ambiance fascinante et intemporelle de cabinet de curiosités. En janvier 2024, le Conseil d’État a annulé la mesure de classement de ces salles prise par le gouvernement bruxellois… Le Comité Tervuren-Montgomery a relancé une procédure de classement et une pétition pour la sauvegarde du musée, menacé par le projet Bicentenaire, surnommant celui-ci le « Lunapark Bicentenaire » par dérision. Selon les historiennes de l’art Isabelle de Schoutheete de Tervarent et Ariane Fradcourt[1], le Masterplan, tel qu’il a été rapporté dans la presse après la décision du Conseil des ministres, présente de surprenantes analogies avec le plan et les objectifs de l’Exposition universelle de 1897 au Cinquantenaire, un grand événement international aux objectifs commerciaux et politiques, visant à illustrer les progrès accomplis par la Belgique indépendante, à encourager l’innovation… La « vision d’avenir » du projet Horizon 50/200 pour le Cinquantenaire ne serait-elle que le scénario d’une forme de régression festive à la Belgique autoritaire de Léopold II, avec son libéralisme forcené, son modernisme à tout prix et son colonialisme impitoyable ?

Une des salles abritant l'explosition permanentesur la Seconde Guerre mondiale

Curieusement, le patrimoine des musées du Cinquantenaire est tout à fait absent du rapport SumProject, sauf l’encombrante « mosaïque romaine » qui complique le circuit de visite au musée Art & Histoire et les expositions « obsolètes » du musée de l’Armée ! La mosaïque romaine provient d’Apamée, de même qu’une série de mosaïques issues de la synagogue de cette cité antique de Syrie, fouillée par une mission archéologique belge à partir des années 1930. Apamée est un des nombreux sites pillés durant la guerre civile en Syrie, objet de destructions du patrimoine culturel par l’État islamique…

Cynique addiction à l’événementiel marchand ?

Les expositions de la Halle Bordiau menacées par le projet Bicentenaire datent de 2006, et leur scénographie n’en est pas moins actuelle ! L’exposition « L’Europe sous la croix gammée », inaugurée en 2019, a coûté 7,5 millions d’euros. Elle représente, avec une grande rigueur historique, cette période de l’histoire belge, avec ses titres glorieux, la Résistance, les Belges à Londres, etc., mais aussi ses pages obscures, la collaboration, Rex, le VNV, les best-sellers de l’antisémitisme, la persécution et la déportation des Juifs… Ces grands moments de notre histoire sont magistralement intégrés au contexte global du conflit. La représentation de la Shoah par balles, des centres d’extermination, des camps de concentration libérés par les alliés… sont au cœur du parcours de cette remarquable exposition. Vouloir faire disparaître le récit muséal de ces grandes tribulations, à l’occasion et au nom du Bicentenaire, témoigne-t-il d’une banale cécité historique ou de visions politiques hostiles à notre démocratie ?  Inaugurée en 2010 au deuxième étage de la Halle, l’exposition couvrant la période du Traité de Versailles au D-Day comprend des collections uniques sur l’apparition de la République d’Ukraine, des États baltes, de la Finlande et de la Pologne indépendantes, en 1918. Leur disparition annoncée, à proximité des institutions européennes, en plein contexte de guerre russo-ukrainienne tient-elle d’un nationalisme autiste, sinon poutinien, ou d’une cynique addiction à l’événementiel marchand ? 

[1] Isabelle de Schoutheete de Tervarent et Ariane Fradcourt, « Préparation du Bicentenaire au Cinquantenaire et conséquences pour le musée royal de l’Armée : une mise en perspective », Bulletin de l’Association de la Noblesse du Royaume de Belgique n° 319, juillet 2024, pages 20-33. Accessible en ligne sur le site du Comité Tervuren-Montgomery.

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